Guillaume Carton est professeur associé en management à l’ISG. Il signe un article dans lequel il cherche à comprendre comment un concept de management se développe et transforme les pratiques. Pour cela, il analyse la stratégie Océan Bleu, une méthode qui a vu le jour en 2005 et a considérablement influencé les entreprises ces quinze dernières années.
Qu’est-ce que la stratégie Océan Bleu ?
C’est une théorie développée en 2005 par W. Chan Kim et Renée Mauborgne, deux chercheurs de l’Insead, enseignée maintenant dans toutes les écoles de commerce. Leur ouvrage, qui s’est écoulé à plus de 4 millions d’exemplaires, est aujourd’hui l’un des plus vendus dans le management. Leur concept évoque les océans rouges, des espaces concurrentiels où la concurrence est exacerbée. Ils proposent une méthode et des outils pour tourner le dos à ces espaces de marché et en créer de nouveaux, en se focalisant sur les non-clients actuels. Ce sont les océans bleus. On peut citer ainsi Le Cirque du Soleil qui n’est pas concurrent avec les cirques ou les opéras, ou encore la console de jeux Wii de Nintendo qui s’est considérablement vendue face à ses concurrents Microsoft et Sony, en attirant les filles et les seniors. La force de la stratégie Océan Bleu repose sur le fait qu’elle permet de sortir des habituelles pratiques de benchmarking qui, par nature, renforcent la concurrence et qu’elle s’accompagne de nombreux outils facilitant la création des océans bleus. Le concept a été utilisé par de nombreuses entreprises à travers le monde et aussi par des administrations, comme l’équipe d’Obama pour réformer l’enseignement supérieur destiné à la communauté noire ou la Malaisie pour développer de nouveaux types de prisons.
« L’histoire de l’Océan Bleu se déroule sur plus de 20 ans. Ainsi, pour qu’un concept fonctionne vraiment, il faut l’éprouver. Il doit être testé et enseigné dans un grand nombre d’environnements. Il a besoin de temps. C’est une forme de leçon pour les nouveaux gourous du management qui proposent des recettes ‘vite fait’ »
Comment s’est-elle développée ?
Son histoire a commencé par un projet de conseil pour Philips dans les années 1990. Puis les auteurs ont commencé à publier des articles pour les praticiens et à développer une activité de conseil avec l’aide de consultants indépendants. En étudiant cela, je me suis rendu compte que le concept amenait à transformer les différents éléments qui le constituent : le concept, pour exister et naître, s’appuie sur des objets et des personnes qui se mettent à adopter elles-mêmes ce concept. Par exemple, les deux auteurs ont subi un véritable revirement de carrière avec la stratégie qu’ils ont développée et l’école dans laquelle ils travaillent a créé un institut autour de celle-ci. Certains consultants vont d’ailleurs lui consacrer leurs activités. Elle a une capacité énorme à enrôler des individus pour y contribuer. Pour étudier ce phénomène, je me base sur le concept de performativité qui vient de la linguistique : c’est la capacité d’un énoncé à avoir une action sur les choses. Si je vous déclare « mari et femme », cela revêt une signification qui a une action : vous êtes maintenant mariés ! Le concept de performativité a ensuite été repris en sciences sociales pour s’intéresser aux théories qui ne font pas qu’observer les pratiques managériales mais qui ont une action sur celles-ci.
Quels enseignements en tirer sur les concepts en management ?
L’histoire de l’Océan Bleu se déroule sur plus de 20 ans. Ainsi, pour qu’un concept fonctionne vraiment, il faut l’éprouver. Il doit être testé et enseigné dans un grand nombre d’environnements. Il a besoin de temps. C’est une forme de leçon pour les nouveaux gourous du management qui proposent des recettes « vite fait », avec des concepts à la mode, comme celui très en vogue de « l’entreprise libérée ». Un concept doit s’appuyer aussi bien sur des académiques, des managers ou des consultants, des ouvrages, des articles, mais surtout sur des outils de gestion pour le mettre en pratique et le rendre tangible.
Quelle sera justement le prochain grand concept qui va émailler le management ?
On a beaucoup parlé de business models dans les années 2000 pendant la bulle internet, mais le concept est maintenant retombé. L’arrivée d’Uber sur le marché il y a quelques années a mis en avant le phénomène de disruption qui a également été très à la mode. Aujourd’hui, on se rend compte que les frontières des entreprises et des industries sont devenues poreuses et que c’est au sein de l’écosystème d’affaires que les stratégies se jouent. Au regard des nombreuses recherches en cours sur les écosystèmes, je pense qu’il a de belles années devant lui.
► « How assemblages change when theories become performative: the case of the Blue Ocean Strategy » de Guillaume Carton in Organization Studies