Lorsque la vie est conquise par le jeu (d’argent)

Aymeric Brody est sociologue et docteur en sciences de l’éducation. Enseignant-chercheur au laboratoire Méthodes numériques pour les sciences de l’humain et de la société (MNSHS) d’Epitech, il travaille sur la pratique des jeux d’argent, qu’elle soit vécue comme un simple loisir ou comme une addiction, et observe notamment la place grandissante qu’elle occupe dans la vie des joueurs – un sujet sur lequel il a publié plusieurs articles. Après avoir réalisé une enquête de terrain au long cours auprès des joueurs amateurs de poker (2006-2011), il s’intéresse aujourd’hui aux groupes de parole destinés aux joueurs ayant des problèmes d’addiction (tout jeu d’argent confondu), menant ses recherches empiriques dans des contextes associatifs (2017-2019) ou cliniques (2021-2022). Sur le modèle de ces groupes, il souhaite par ailleurs développer, avec les étudiants d’Epitech, une application pour permettre aux joueurs de se réunir et d’échanger sur leur pratique de jeu – un projet présentant un grand intérêt thérapeutique, notamment en termes d’accès au soin.

En quoi consiste le concept de gamblification ? Depuis combien de temps ce processus est-il à l’œuvre ?
Le terme « gamblification » dérive du concept de gamification qui consiste en l’importation de dispositifs ludiques, généralement issus de jeux vidéo, dans des domaines autres que le jeu, comme l’éducation ou la santé. Or, ce processus s’applique aussi à l’industrie des jeux d’argent, le concept de gamblification renvoyant pour sa part à l’importation de dispositifs ludiques liés aux jeux d’argent dans d’autres domaines ludiques, en particulier les jeux vidéo. Depuis quelques années, on assiste en effet à une hybridation entre jeux vidéo et jeux d’argent, comme à travers l’émergence des loot boxes, sortes de loteries payantes implémentées dans les jeux vidéo, qui permettent aux joueurs d’obtenir des avantages à l’intérieur du jeu. Pour l’industrie, c’est une façon de monétiser ces jeux, de les transformer partiellement en jeux d’argent et d’attirer de nouveaux joueurs. Mais ce concept de gamblification, tel qu’il apparaît dans la littérature scientifique, dépasse largement le contexte du jeu vidéo et concerne également d’autres domaines ludiques, comme le sport par exemple. Ainsi, le spectacle sportif se transforme petit à petit en support de paris. On le voit bien à travers l’essor de la publicité ou du sponsoring des équipes de foot par les sites de paris en ligne. Comme l’affirme l’un de ces sites : pas de jeu sans pari (« no bet no game »). Cela étant, on pourrait encore élargir le concept : au-delà des procédés techniques, marketing et commerciaux qui permettent de transformer un domaine ludique en support de jeux ou de paris, c’est tout un processus d’extension du domaine des jeux d’argent qui est à l’œuvre, le but étant de rendre possible et accessible la pratique de ces jeux là où elle ne l’était pas encore. La meilleure illustration de ce phénomène est le développement des jeux d’argent en ligne, un dispositif qui offrent finalement aux joueurs la possibilité de s’adonner au jeu en dehors des espaces consacrés (comme les casinos ou les PMU), partout et tout le temps.  Il s’agit donc d’un processus global, impulsé par l’industrie du jeu depuis des décennies, et qui n’est sans conséquence sur la vie des joueurs.

La gamblification participe de l’intérêt de la population pour les jeux d’argent et, la plupart du temps, cela prend la forme d’une « activité récréative » ou d’une « passion ordinaire ».

Au fond, cette gamblification a toujours existé. Mais ce qui a changé, c’est sa récente industrialisation dans les années 2010, avec l’arrivée des jeux en ligne ?
Effectivement, ce processus ne date pas d’hier. Au début des 1980, l’économiste Alain Cotta parlait déjà d’un « envahissement de la vie par le jeu », constatant notamment une augmentation des dépenses liés aux jeux d’argent et une diversification de leur pratique. Reste que le phénomène s’est considérablement accéléré avec l’émergence des jeux en ligne au début des années 2000 puis avec la loi de 2010 relative à l’ouverture à la concurrence de ce secteur d’activité, qui a également contribué à l’expansion de la pratique des jeux d’argent. Dans le cadre de ma thèse soutenue en 2015 au sein du laboratoire Experice (Université Paris 13), j’avais ainsi observé la montée d’une nouvelle génération de joueurs, celle des amateurs de poker. Pour la plupart, ils n’avaient pas l’habitude de jouer à des jeux d’argent avant d’apprendre le poker, ils étaient d’ailleurs plus jeunes et issus de milieux sociaux plus favorisés que les joueurs traditionnels. Pourtant, eux aussi ont été conquis par le jeu et par les facilités d’accès associées à sa pratique sur internet. Et ce ne sont pas les seuls, les parieurs sportifs en ligne sont de plus en plus nombreux également. Au final, selon les chiffres de l’Observatoire des jeux (aujourd’hui rattaché à l’OFDT), le volume global des mises enregistrées par les opérateurs de jeux français est passé de 24 milliards d’euros en 2000 à 50 milliards en 2020 (en pleine crise sanitaire), soit une augmentation de plus de 50% en vingt ans.

Quel impact ce processus de gamblification a-t-il sur les joueurs eux-mêmes ?
La gamblification participe de l’intérêt de la population pour les jeux d’argent et, la plupart du temps, cela prend la forme d’une « activité récréative » ou d’une « passion ordinaire », comme ce fut le cas pour les joueurs amateurs de poker rencontrés dans le cadre de ma thèse. Or, comme toute passion, elle peut parfois prendre un peu plus de place que prévu. Un joueur amateur m’expliquait ainsi qu’il ne se passait pas une journée sans qu’il ne pense au poker, y compris lorsqu’il était au travail. Pourtant, le jeu ne causait aucune difficulté dans sa vie de tous les jours et restait pour lui un loisir comme les autres. Le problème, c’est que ce n’est pas le cas de tout le monde, certains joueurs dits problématiques ou pathologiques (selon les termes en vigueur) ayant progressivement perdu le contrôle de leur pratique du jeu et rencontré des difficultés plus ou moins graves dans leur vie quotidienne (isolement, endettement, dépression, etc.). Or, ce que montre l’enquête de terrain que je mène actuellement auprès des groupes de parole destinés à ce type de joueurs, c’est que ces derniers se sentent littéralement envahi par le jeu, l’augmentation de l’offre et de l’accessibilité des jeux d’argent étant vécue comme une tentation permanente voire une agression au quotidien. Leur passion pour le jeu n’est pas seulement débordante, elle devient dévorante : « Le jeu te prend jour et nuit, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », me confiait l’un d’entre eux.

D’où ce paradoxe que les opérateurs appellent chaque joueur à la responsabilité tout en multipliant les sollicitations ?
Oui, c’est le problème des politiques dites de « jeu responsable » qui consistent effectivement à responsabiliser individuellement les joueurs plutôt que les opérateurs dont certains utilisent aujourd’hui des publicités de plus en plus agressives pour capter de nouveaux publics (notamment parmi les jeunes des quartiers populaires). Clairement, ces politiques ne sont pas efficaces, surtout pour des joueurs ayant perdu le contrôle de leur jeu et se sentant totalement impuissants face des logiques industriels qui les dépassent. Une politique véritablement responsable en termes de santé publique consisterait, au contraire, à réduire l’exposition au jeu de ces joueurs dits problématiques ou pathologiques, ce qui reviendrait donc à enrayer ce processus de gamblification de la société dont les coûts sociaux sont plus importants que les gains.   

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