Luc Julia est un expert mondialement reconnu de l’intelligence artificielle (IA). Co-créateur de l’assistant vocal Siri, il est aujourd’hui Senior Vice President et directeur technique de Samsung. Personnage atypique, il était l’invité d’une conférence à Epitech Experience 2020 sur le thème « L’IA n’existe pas ». Auteur d’un livre sur ce sujet, paru l’année dernière chez First Éditions, dans lequel il dénonce les mythes et les croyances autour de ce domaine porteur, Luc Julia voit dans l’IA un futur prometteur à condition que le grand public puisse correctement l’appréhender.
Pourquoi parler d’« intelligence artificielle » est-il impropre ?
Tout le monde en parle, aussi bien les médias que les films d’Hollywood. Mais la façon n’est pas la bonne, car on nous présente quelque chose de magique et d’incroyable. Au fond, on nous présente l’IA comme de la science-fiction. En en parlant ainsi au grand public, on lui ment et l’histoire montre que, lorsqu’on ment, cela se passe mal pour la discipline concernée qui se retrouve cloisonnée. En ce moment, on parle beaucoup d’IA mais on raconte trop de bêtises à son sujet. Il y a le risque que les gens s’en fatiguent, que les bons aspects de l’IA et ses potentiels bénéfices extraordinaires disparaissent car on a menti.
C’est pourquoi vous préférez parler d’« intelligence augmentée ».
Oui, mais pas en tant que discipline. L’IA – pour intelligence augmentée – est un outil dont on tient le manche. C’est nous qui décidons tout de la façon dont on va l’utiliser : à bon escient, ce qui est généralement le cas, mais aussi à mauvais escient et, dans ce cas, il faut de la régulation afin que les gens soient assez éduqués pour comprendre ce dont il est vraiment question – c’est ce à quoi je m’emploie. C’est comme un marteau : c’est un outil qui fait moins mal à la main pour planter des clous, mais on peut aussi s’en servir pour taper sur la tête de son voisin. D’où la nécessité de réguler, ensemble, mais il faut comprendre les enjeux pour cela.
Il faut que les gens qui ne sont pas ‘accrédités’ arrêtent de dire des conneries. Steve Jobs était un communicant extraordinaire, comme Elon Musk un marketeur unique. Tous ces gens qui font des trucs extraordinaires sont des ‘tarés’…
Comment organise-t-on cette régulation, via les États ?
Cela dépend. De la part des États, c’est compliqué car cela prend du temps, comme on l’a vu par exemple avec le Règlement général sur la protection des données, le RGPD : les problèmes de vie privée sur internet ont commencé dans les années 2000 et il aura fallu plus de 18 ans pour qu’une loi soit promulguée. Le régulateur est toujours en retard par rapport à l’innovateur. Ce n’est pas nouveau et cela a toujours fonctionné ainsi, d’où la nécessité d’éduquer le grand public, car le régulateur n’est pas autre chose qu’une émanation du peuple. Puisque la régulation prend du retard, il faut que les gens qui créent les technologies aient une certaine éthique, comme j’en ai une au niveau personnel, et que les gens qui utilisent ces outils en aient une également. Puis, petit à petit, des groupes se forment pour émerger ensuite au niveau national, voire international. Cela rappelle le nucléaire, quand il a fallu attendre les traités Salt dans les années 1970 pour qu’une régulation se fasse alors qu’on était proche dans les années 1960 de faire péter la planète. La régulation doit donc s’organiser à tous les niveaux. Cela commence par l’éthique personnelle et l’éthique des scientifiques qui doivent, lorsqu’ils développent des choses, expliquer les problèmes potentiels permettant de comprendre la puissance de leurs outils et comment elle peut être déviée. Quand on travaille, on ne s’en aperçoit pas toujours tout de suite, mais dès qu’on le réalise, il faut alerter. On l’a vu sur le nucléaire qui a été développé comme une énergie nouvelle dans les « années Curie », avant de dégénérer.
Vous expliquez ainsi que des Elon Musk ou Steve Jobs font beaucoup de mal au domaine, malgré un talent indéniable pour communiquer…
Oui, il faut surtout que les gens qui ne sont pas « accrédités » arrêtent de dire des conneries… Je ne vais pas tous les citer, je l’ai déjà fait maintes fois… Ils ne sont pas crédibles dans la mesure où ce ne sont pas des spécialistes du domaine. Il faut qu’ils arrêtent de parler, car ils le font pour eux, font du bruit pour se mettre sur le marché. Ils font du mal à la technologie. Tous ceux qui évoluent dans la technologie, comme Yann Le Cun (l’un des inventeurs du deep learning) qui a eu le prix Turing, sont assez en accord avec ce que je dis. C’est la vérité de la technologie. C’est triste d’avoir dû faire un livre grand public pour pouvoir dire la vérité, avec un titre provocateur (« L’intelligence artificielle n’existe pas »). Steve Jobs était un communicant extraordinaire, comme Elon Musk un marketeur unique. Tous ces gens qui font des trucs extraordinaires sont des « tarés »…
Toutes les révolutions industrielles font qu’à un moment elles sont porteuses de grands bouleversements avec des métiers et des fonctions qui vont être remplacés.
Plusieurs études expliquent que 85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore. Comment peut-on anticiper une telle situation ?
Ce n’est pas nouveau, l’histoire le montre : toutes les révolutions industrielles font qu’à un moment elles sont porteuses de grands bouleversements avec des métiers et des fonctions qui vont être remplacés. Cela va impliquer des changements pour certaines personnes. Il y aura des problèmes, c’est une évidence qu’il ne faut pas nier, mais il y a des solutions. Parmi elles, l’éducation et le fait de s’éduquer à être flexible, apprendre à apprendre. J’ai eu la possibilité de faire la même chose pendant 40 ans. J’ai eu du bol tout le temps et la chance d’évoluer dans les bons secteurs. Je répète à mes enfants qu’ils seront amenés à exercer des métiers différents tout au long de leur carrière. Cela n’est pas un problème car ils vont apprendre à être flexibles et s’ouvrir aux autres. Les anciennes générations n’ont pas forcément compris cela, car ce n’était pas dans leurs habitudes. C’est justement un enjeu d’éducation : il faut s’éduquer à un nouveau monde, à un changement. Je suis, par exemple, contre le fait d’apprendre un langage unique de programmation. C’est idiot, car il peut changer demain… Apprenons plutôt les maths qui donnent une bonne base et une certaine logique ! Mais surtout, apprenons l’histoire car elle enseigne plein de choses. Cela permettrait de comprendre que dans les années 1770, les canuts lyonnais étaient déjà confrontés à une telle situation avec l’arrivée de machines qui allaient les remplacer. 30 ans plus tard – ce qui est long, je vous l’accorde – plein de nouveaux métiers étaient nés autour de cette industrie. C’est d’ailleurs à cette époque que la carte perforée a été inventée – par des Français ! – et tout cela a fait que le bassin économique lyonnais a explosé, résolvant le problème de chômage que l’on avait craint. La transition est douloureuse, mais l’éducation est la solution.
Comment innove-t-on ?
On n’apprend pas à innover. Il y a une partie de chance, mais il faut surtout une certaine vision du monde. Certains ont des visions très techniques, d’engrenages et de choses que l’on ne comprend pas forcément. D’autres, comme moi – qu’on considère comme un innovateur –, innovent pour eux : je suis très égoïste, car j’innove d’abord pour moi en me demandant ce qui pourrait me faire plaisir ou amener un plus à mon entourage. Toutes les technologies que j’ai créées, je les ai faites pour moi et ceux qui m’entourent, avec l’objectif d’améliorer un peu leur vie. Siri a été créé en 1997 et a mis 14 ans à être disponible pour le public : un innovateur doit donc être patient. Il y a des brevets que j’ai déposés dans les années 1990 qui sortiront dans 5 ou 10 ans. Il faut savoir attendre, y croire et évangéliser. C’est long, très long…
La jeune génération peut être un peu passive avec tous ces outils à disposition. Mais j’ai confiance en sa capacité à se réveiller. Ces savoirs cumulés, parfois très ciblés, vont exploser et donner quelque chose.
La technologie va-t-elle nous rendre idiots ?
D’un côté, on pourrait le penser car la technologie peut nous rendre paresseux. C’est un problème. C’est vrai que la jeune génération peut être un peu passive avec tous ces outils à disposition. Mais j’ai confiance en sa capacité à se réveiller. Ces savoirs cumulés, parfois très ciblés, vont exploser et donner quelque chose – je ne suis pas inquiet. Encore une fois, l’humain va se rendre compte qu’il faut réagir. Il y a un danger à donner les clés aux machines, mais ce ne sera pas le cas. L’émulation va accompagner le peuple et faire en sorte que tout le monde réagisse. Le niveau augmentera, bien qu’on dise que le QI baisse. D’ailleurs, qu’est-ce que le QI signifie aujourd’hui ? Les plus jeunes sont performants dans des domaines incroyables que l’on ne mesurait pas. Comme le test de Turing (proposition de test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d’une machine à imiter la conversation humaine), le QI n’a plus de sens.
Comment réussit-on sa vie ?
Quand on fait des trucs qu’on aime et qu’on s’amuse. J’ai eu la chance incroyable de m’amuser depuis le début de ma carrière en surfant sur une vague faite de découvertes fabuleuses, toujours au bon endroit, au bon moment. Réussir sa vie, quand on n’a pas cette chance, c’est de ne pas aller au boulot en disant que ça nous emmerde. Sans quoi il faut changer immédiatement. On réussit en étant excité, ce qui est le cas des 120 ingénieurs que je gère : ce sont des tarés, des passionnés qui jonglent avec des choses incroyables. Il faut trouver une raison d’être émerveillé chaque matin.
Vous êtes passé par des épreuves difficiles, notamment un cancer. La résilience, c’est aussi ça le secret ?
À partir du moment où j’avais une « date de péremption », une échéance, au lieu de tout lâcher, je me suis dit qu’au contraire j’allais tout péter et faire le maximum. C’est un driver extraordinaire. Ce n’est jamais rigolo mais c’est une source de motivation que j’ai transformée en énergie positive. Cela m’a sauvé la vie.
Il faut étudier l’histoire car elle mène à la philosophie : on vient d’une culture fabuleuse. Il faut arrêter de cracher sur notre culture et notre éducation. La France est fabuleuse ! Il y a des inégalités et des écoles comme Epitech peuvent beaucoup aider à changer la donne.
Un conseil à nos étudiants ?
Plein de choses, mais avant tout : ayez des bases. Pour moi, il y a deux choses essentielles. D’abord les mathématiques : ça permet de penser le monde de façon carrée. Puis l’histoire : c’est sans doute le plus important, quoi que vous fassiez. L’histoire nous fait comprendre le monde et nous rend optimistes. Nous, les humains, sommes fondamentalement résilients : nous nous sommes sortis de plein de galères. Il faut étudier l’histoire car elle mène à la philosophie : on vient d’une culture fabuleuse. Il faut arrêter de cracher sur notre culture et notre éducation. La France est fabuleuse ! Il y a des inégalités et des écoles comme Epitech peuvent beaucoup aider à changer la donne. Il faut étudier, comprendre et se créer sa propre philosophie. Qu’on soit littéraire ou scientifique, cela ne veut plus rien dire du tout ! Les philosophes des Lumières étaient à la fois tout cela et ce vers quoi on doit tendre.
Que peut-on faire pour encourager les jeunes filles à embrasser des carrières scientifiques, en particulier dans l’informatique ?
Je suis totalement acquis à la cause féministe et j’encourage au maximum le recrutement de femmes dans mes équipes. L’égalité est impossible, mais quand nous arrivons à 25 % de femmes, je suis très content. C’est difficile malheureusement ! Dans la formation elle-même, les filles sont meilleures que les garçons : plus mâtures, plus appliquées et meilleures élèves. Au niveau du secondaire, il y a une peur du genre et la peur de se retrouver dans un univers masculin un peu lourd. Et celles qui passent ce cap abandonnent ensuite dans la vie active car elles sont entourées de 90 % de mecs. C’est ainsi très compliqué de les garder, car elles partent souvent après une ou deux années. C’est vraiment dommage. On a besoin de diversité dans tous les sens du terme, ne serait-ce que pour les algorithmes qui sont biaisés. Par définition, quand je crée des groupes, je veux que les membres ne soient pas tous les mêmes, sinon ils font tous la même chose : chacun doit apporter ses particularités pour faire quelque chose de différent et se challenger. Je n’ai malheureusement pas la solution, car les quotas, c’est aussi compliqué…
À quoi va ressembler le futur ?
C’est compliqué à dire, mais ce sera notre choix ! Il y aura plein d’opportunités et de possibilités. Mais pour pouvoir choisir, il faut s’éduquer. Le futur sera un endroit dans lequel on vivra mieux, au niveau de la santé : on pourra détecter un grand nombre de maladies, on éradiquera le cancer. La perspective de l’ADN s’ouvre : c’est un champ statistique fabuleux. Je ne dis pas qu’il faut vivre jusqu’à 1 000 ans, mais on vivra mieux car trop de gens souffrent encore pour rien. On se transportera mieux, dans des meilleures conditions et de façon plus écologique. On pourra finir par éliminer la mortalité routière. La vie quotidienne va aussi être simplifiée, avec des tâches qui vont disparaître, aussi bien au boulot qu’à la maison. Des assistants vont nous aider pour nous accompagner dans ce qu’on n’a pas envie de faire, pour réfléchir… Ces assistants ne doivent pas faire de nous des assistés, mais nous assister. C’est pourquoi il ne faut pas lâcher et faire en sorte qu’ils nous simplifient la vie pour se concentrer sur des choses plus excitantes et exacerber nos capacités extraordinaires.
Une prochaine révolution technologique se prépare-t-elle ?
Nous sommes dans une révolution permanente, car cela change beaucoup. Ce qui ne veut pas dire qu’un gros changement peut bouleverser tout cela. On n’en sait rien.
Comment faites-vous pour être optimiste ? Cela se construit ?
On en a déjà parlé : les épreuves de la vie aident. Quand on fait face à des difficultés et qu’on se rend compte qu’on est mal positionné, cela permet de changer. Je suis fondamentalement optimiste, à cause de l’histoire, encore une fois. L’histoire nous montre que l’humanité, malgré les nombreuses épreuves, a toujours été très résiliente. Cette résilience, c’est de l’optimisme.
Biographie
« En tant que Vice President de l’innovation chez Samsung Electronics, Luc Julia a dirigé la stratégie de l’entreprise pour l’Internet des objets de 2012 à 2017. Aujourd’hui Senior Vice President et directeur technique de la compagnie, il se concentre sur la définition d’une nouvelle génération de produits.
Auparavant, il a dirigé les équipes de développement de Siri chez Apple, a été directeur technique chez Hewlett-Packard et a cofondé plusieurs start-ups dans la Silicon Valley. Il a commencé sa carrière au SRI International, où il a créé le Computer Human Interaction Center, et a participé au démarrage de Nuance Communications, aujourd’hui leader mondial de la reconnaissance vocale.
Luc Julia est diplômé en mathématiques et en informatique de l’université Pierre et Marie Curie de Paris et a obtenu un doctorat en informatique à l’École nationale supérieure des télécommunications de Paris (Télécom Paris). Il est également reconnu comme l’un des développeurs français les plus influents dans le monde numérique. »
Extrait de « L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia (First Éditions)