Élodie Laye Mielczareck est sémiologue, spécialisée dans le langage verbal et non verbal, mais elle s’intéresse également aux langages symboliques. Dans son dernier livre Anti Bullshit (Eyrolles), elle décortique comment « l’art de raconter de la merde », bien qu’ayant toujours existé, est aujourd’hui devenu monnaie courante, en entreprise, dans les médias ou en politique. Nous sommes, selon elle, entrés dans la postmodernité, une époque à la fois fascinante et terrifiante où le sujet est désormais « autorisé à devenir de plus en plus inconsistant », avec des gouvernants capables de dire tout et son contraire. Et si, dans cette « économie de l’attention », les « discours plus logiques et rationnels » tendent à devenir moins audibles, celui d’Élodie Laye Mielczareck l’est encore parfaitement et s’avère même passionnant. Entretien.
Tout ce qui se passe, ce sont des mots » écrit Beckett dans L’Innommable. Que disent les mots de ce que nous sommes et de la société dans laquelle on vit ?
Beaucoup d’études ont montré à quel point le langage façonnait notre esprit. Les mots et leur analyse nous permettent de cerner, en définitif, tout un contexte idéologique. La manière dont j’utilise mes mots et la manière dont je les agence entre eux, tout cela est signifiant et symptomatique d’un état d’esprit, d’une personnalité, d’une histoire personnelle et d’une posture.
Dans Anti Bullshit, vous pourfendez notre époque où justement « les mots n’ont plus de sens ». Quand cette « ère du bullshit » a-t-elle vraiment commencé ?
Elle ne date pas d’hier car c’est un phénomène qui a, plus ou moins, toujours existé ; on se souvient par exemple des sophistes. Cependant, avec l’essor de la réclame dans les années 1960 et, plus récemment, l’avènement des réseaux sociaux, nous sommes entrés dans un autre type d’économie que Franco Berardi nomme le « sémio-capitalisme ». Je reprends beaucoup cette expression et ses travaux qui montrent que, dans une économie de l’attention, les images et les symboles jouent un rôle très important, donnant au bullshit un magnifique terreau et un bel avenir devant lui.
Derrière un langage commun se cache une idéologie commune : le problème est qu’utiliser tous les mêmes mots induit un certain conformisme de la pensée.
En parallèle, la langue de bois et le politiquement correct ont eux-aussi gagné du terrain.
Oui. Je présente le bullshit comme un fait social qu’on peut analyser d’un point de vue systémique avec un certain type de relations. Un de ses langages est effectivement la langue de bois, mais elle a plusieurs aspects différents, du politiquement correct au parler vrai. La langue de bois se module, se travaille et s’adapte ; elle n’a pas toujours la même forme. Pendant longtemps, la langue de bois était considérée comme une espèce de langue administrative semblable à celle pratiquée par les dirigeants de l’Union soviétique. Aujourd’hui, elle n’est plus désincarnée et administrative : on la retrouve dans les entreprises, dans la publicité, en politique… avec des tournures syntaxiques et linguistiques différentes. Avec la récente pandémie, une certaine barrière est tombée. Sont apparus de nouveaux termes qu’on utilise maintenant dans la vie courante. Comme le verbe « plussoyer » qui vient de « plus one » et du pouce de Facebook. Notre utilisation des réseaux sociaux, mondialisés et centralisés, fait que nous utilisons beaucoup plus d’anglicismes qu’avant. Le rôle du linguiste n’est pas de juger mais d’analyser la langue, telle qu’elle est vécue, incarnée et parlée. Contrairement à l’Académie française qui s’inquiète de cette anglicisation de la langue française.
Utiliser un mot anglais possède l’avantage d’être compris par tout le monde. La langue est l’instrument par lequel on communique, façonné pour nous faire gagner du temps dans nos vies et être efficace. Les mots anglais ont cette capacité à fédérer et transmettre rapidement un message de manière efficiente à de nombreux locuteurs. Cependant, le désavantage des mots très usités est qu’ils en perdent leur valeur et leur charge sémantique. À force d’être utilisés, entendus et sur-entendus, ils deviennent galvaudés et, à long terme, des mots zombies. Cela arrive très souvent en entreprise ou lorsque des marques utilisent un mot déjà très présent dans la vie sociale : il devient un mot fourre-tout, qui n’est plus incarné, sans souffle de vie. Cela peut nous interpeller sur la manière dont on utilise ces mots-là qui participent aux langues de bois, dévitalisées et presque mortes.
On oppose souvent le français et son vocabulaire riche, à l’anglais, plus percutant, avec des mots qui servent à tout. L’anglais est-il aussi un instrument du sémio-capitalisme ?
On entend souvent dire que l’anglais est plus court et plus efficace. Ce n’est pas si simple… L’anglais est surtout beaucoup plus métaphorique, visuel et imagé que le français. Cela en fait une langue pédagogique et accessible au plus grand nombre. Il est certain que l’augmentation continue du nombre d’anglophones sert le sémio-capitalisme et l’économie de l’attention, via des symboles et des images. Derrière un langage commun se cache une idéologie commune : le problème est qu’utiliser tous les mêmes mots induit un certain conformisme de la pensée. Or, l’être humain, c’est de la créativité et plein d’autres choses ! Il faut faire attention à ne pas se laisser enfermer là-dedans. Le bullshit, c’est ça : un langage très enfermant, mais surtout totalement déconnecté de la réalité.
Nous sommes entrés dans l’ère de la postmodernité. Ce qui la caractérise est le fait que la vérité n’existe plus et que chacun peut être le pourvoyeur de sa propre vérité.
Justement, la crise sanitaire semble avoir mis à mal la notion de nuance, comme si on ne pouvait plus débattre en essayant de comprendre chaque point de vue…
C’est ça : le discours est complètement figé et tourne en boucle. Par exemple, Éric Zemmour utilise très régulièrement l’élément de langage « ben voyons » très souvent dans les débats. Il est intéressant d’observer comment ses partisans en font de même sur les réseaux sociaux. L’élément de langage devenant ici un trait identitaire. Concernant le bullshit, il fonctionne particulièrement bien aujourd’hui car, comme l’explique notamment Michel Maffesoli, nous sommes entrés dans l’ère de la postmodernité. Ce qui la caractérise est le fait que la vérité n’existe plus et que chacun peut être le pourvoyeur de sa propre vérité. Plus ça va et plus émergent un certain nombre de chapelles qui peuvent se déclamer comme étant la vérité. En définitive, savoir qui détient la vérité est de moins en moins clair. Cette confusion et ce relativisme à tous crins permettent l’expansion du bullshit.
Ne vivons-nous pas une époque paradoxale qui se veut inclusive tout en étant de plus en plus excluante, ne serait-ce que par les mots ?
Cette dimension paradoxale est l’une des caractéristiques de la postmodernité. Les mots sont à la fois ce qui nous permet de communiquer et d’échanger jusqu’à l’autre bout du monde, avec un nombre d’interlocuteurs exponentiels, et en même temps, ils peuvent cadenasser la pensée avec des partis pris très forts. On en arrive à de l’incommunication entre des points de vue qui ne peuvent plus cohabiter ni exister. Le type de communications actuelles est très clivant, notamment dans les discours politiques : celui qui est le plus entendu est celui qui crie le plus fort, donc celui qui clive le plus. Celui qui tient un discours plus logique et rationnel devient moins audible, car, encore une fois, nous sommes dans l’économie de l’attention.
La politique telle qu’on la fait actuellement est condamnée, c’est sûr ! D’autant que ceux qu’on entend le plus ne sont pas les plus représentatifs non plus. Il y a un vrai problème, comme si nos pratiques avaient évolué moins vite que certains modes d’échange et de communication.
À ce propos, vous citez Étienne Klein qui explique, qu’au fond, le discours nuancé est « emmerdant ». Cela signifie-t-il que la vie politique est condamnée ?
La politique telle qu’on la fait actuellement est condamnée, c’est sûr ! D’autant que ceux qu’on entend le plus ne sont pas les plus représentatifs non plus. Il y a un vrai problème, comme si nos pratiques avaient évolué moins vite que certains modes d’échange et de communication. Comme si nos envies et nos désirs s’accommodaient moins bien de certaines structures, notamment hiérarchiques, qu’on a pu tolérer et accepter jusque-là, et qui étaient nécessaires. L’autre item qu’évoque Michel Maffesoli à propos de la postmodernité est l’horizontalité qui remplace la verticalité dans la hiérarchie. Or, la politique actuellement proposée, verticale, semble condamnée. Pour ma part, je ne suis pas convaincue que le storytelling de « l’homme fort et providentiel » soit celui attendu.
Quand on voit la place prise par le bullshit, on se demande pourquoi on s’obstine à ne pas voir le réel. Lacan disait : « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables ». Quelle est notre responsabilité individuelle ?
C’est une vraie question, vaste est complexe : le bullshiteur est-il conscient de dire du bullshit ? Dans le livre, je fais un chapitre sur la question de notre responsabilité individuelle : parfois le bullshiteur, c’est nous-même. Dans mon premier livre, Déjouez les manipulateurs, j’expliquais la manipulation comme un tango qui se danse à deux : quand il y a manipulateur, il y a manipulé. Et c’est quelque part accepter d’être manipulé, même si on n’en a pas toujours conscience. Le bullshit, en tant que fait social, existe dans les institutions, chez les politiques, dans les organes de décision, mais aussi en nous. Cela est lié à la constitution humaine, faite de paradoxes, comme la dissonance cognitive. Rousseau écrit Émile ou De l’éducation au moment où il abandonne ses enfants. Simone de Beauvoir dit à son amant qu’elle aimerait être sa « soubrette » pendant qu’elle rédige Le Deuxième Sexe.Michel Foucault écrit sur la notion de transparence et d’authenticité au moment où il meurt d’une maladie dont il ne dira jamais le nom. Il y a quelque chose de profondément humain dans cette dynamique-là.
En revanche, cette espèce d’inconsistance du sujet – c’est-à-dire le fait de dire A et de faire Z – n’était jusqu’ici pas trop acceptée et acceptable, tolérée et tolérable. Nous étions encore dans une certaine logique et rationalité, dans la sagesse des anciens. La période de la Covid-19, en particulier avec la communication gouvernementale à ce sujet, a été incroyable : le sujet, en tant que sujet psychique et social, est autorisé à devenir de plus en plus inconsistant. Quand on est un représentant politique, on peut dire une phrase et totalement l’inverse le lendemain. Ça peut choquer et rendre fou, mais ça passe quand même. Personne ne va le traiter de fou, alors qu’il y a quelques décennies on aurait dit que quelque chose n’allait pas. On aurait parlé de schizophrénie ou de paranoïa. Cette contradiction dans des temporalités très réduites devient plus en plus acceptable. Faut-il s’en inquiéter ?
Tout ce qui relève de l’injonction paradoxale, en particulier d’un point de vue managérial, rend les gens fous et les déprime beaucoup. On n’a pas encore toutes les retombées sur le fait d’avoir vécu ce temps où nous avons tous été soumis à des injonctions paradoxales.
Comme si, au fond, l’aplomb avec lequel on dit les choses compte plus que le propos lui-même…
Oui. Même collectivement, c’est incroyable. C’est toléré, car on reconnaît une forme de rationalité alors même que le sujet n’a pas les mêmes propos et qu’ils peuvent être contradictoires et paradoxaux. En revanche, tout ce qui relève de l’injonction paradoxale, en particulier d’un point de vue managérial, rend les gens fous et les déprime beaucoup. On n’a pas encore toutes les retombées sur le fait d’avoir vécu ce temps où nous avons tous été soumis à des injonctions paradoxales. Cela a sans doute été beaucoup intériorisé, car c’est très compliqué à gérer psychologiquement.
Dans votre livre, vous évoquez le recours de plus en plus fréquent au nudge dans la communication institutionnelle. Pouvez-vous en dire plus ?
C’est ce fameux « coup de pouce », plutôt habile. Quand on veut absolument imposer quelque chose aux gens et les convaincre, on active chez eux un biais de réactance : si je dis à quelqu’un qu’il est obligé de croire à ce que je lui dis, il va directement se méfier. Le nudge permet de contourner ce biais de réactance en autorisant plus facilement. On a eu un exemple merveilleux avec le pass vaccinal : il n’a jamais été obligatoire, mais si vous ne l’aviez pas, il y a plein de choses que vous ne pouviez pas faire. Ça, c’est du nudge : comment on fait pour ne pas réactiver ce biais de réactance chez les gens pour favoriser un comportement et le voir mis en œuvre sans que son opposé soit interdit. Dans les politiques publiques, on le voit beaucoup. Comme à la cantine, où l’on met d’abord les légumes puis les frites, car cela permet de changer l’assiette des adolescents.
Comment pourrait-on s’y prendre pour « réenchanter le monde » ?
C’est la plus belle et la plus vaste des questions ! La grande majorité du livre est consacrée au constat, à ce que l’on observe, mais il était important à mes yeux de finir sur une note positive. Le réenchantement du monde est possible. Mais c’est un autre rapport aux mots et à la langue que certains linguistes refusent. Jusqu’ici, on est dans une logique sématurgique : l’homme créé des mots et façonnent leur sens. Or, je revisite l’arbitrarité du signe en proposant une autre vision et je ne suis pas la seule. Je m’inspire ainsi des travaux de Gilbert Durand et d’Henry Corbin sur cette question de l’imaginaire et de l’imaginal qui envisage le mot comme sémiomythique : passer de ce qui raisonne à ce qui résonne. J’aime beaucoup l’exemple du feu vert et du feu rouge. Mao aurait voulu inverser les couleurs pour que les gens passent au rouge et plus au vert. Mais cela n’aurait pas du tout marché, pas pour une question culturelle, mais parce que nous sommes habités par des structures anthropologiques beaucoup plus profondes – ce dont ont parlé d’abord Jung puis Campbell – qui nous précèdent et nous dépassent. Ce n’est parce qu’on décide que le rouge va signifier « go » qu’il va porter cette valeur-là. Certaines valeurs nous dépassent : l’Homme les reçoit, mais il n’a pas tellement de leviers sur elles. Ce champ n’a pas encore été exploité dans cette question de la linguistique qui reste dans une vision très sématurgique, comme si les mots ne signifiaient qu’en eux-mêmes. Dans le livre, j’évoque la langue des oiseaux dont on comprend bien qu’elle possède aussi des sonorités. On est totalement à l’opposé de l’arbitrarité du signe que certains linguistes osent remettre en cause et qui considèrent que la sonorité des mots joue aussi un rôle qui n’est pas si aléatoire qu’on pourrait le penser.
Nous sommes en train de glisser de ce qui raisonne vers ce qui résonne. Il y a là un vrai champ à explorer sur la question du raisonnement et de la résonnance.
Enfin, qu’avez-vous envie de dire à nos étudiants ?
Nous parlions de postmodernité ; ils vont la voir et l’avoir. C’est une génération qui a l’air assez ouverte sur ces questions. Qu’ils gardent en tête que nous sommes en train de glisser de ce qui raisonne vers ce qui résonne. Il y a là un vrai champ à explorer sur la question du raisonnement et de la résonnance. Toujours de manière paradoxale – les paradoxes me parlent beaucoup et c’est le travail du sémiologue de les faire émerger, de voir quand des contraires se marient bien ou très mal –, nous vivons une période très excitante, remplie de changements. Il y a plein de choses à observer, que l’on ne voyait pas ne serait-ce qu’il y a 10 ans… La question de l’inconsistance du sujet en politique, je la trouve passionnante. Je reste toujours bluffée, presque émerveillée, par le fait qu’on puisse dire tout et son contraire en à peine 24 h : cela signifie que tout devient possible. Tout est bouleversé, tout devient possible, et en même temps, c’est une période d’inquiétude car notre rapport à la nature est très problématique. Je vois beaucoup de bullshit quand on parle d’écologie de production, de charbon propre… Mais j’ai l’impression que les jeunes générations sont très sensibles à cela et on ne peut que les encourager à continuer dans cette voie. C’est une période où tout est imaginable et, à la fois, une période de profonde décadence qui peut nourrir pas mal d’inquiétudes. Les jeunes générations auront à faire avec ce paradoxe et je suis certaine qu’elles sauront comment y parvenir !