Denis Olivennes : « Nous menaçons nous-mêmes notre propre liberté »

Haut fonctionnaire, chef d’entreprise (Air France, Numericable, Canal+, Fnac) et homme de médias (Nouvel Observateur, Europe 1, Lagardère Active), Denis Olivennes est aujourd’hui cogérant du quotidien Libération et membre du Conseil d’administration de la Digital New Deal Foundation. Il vient de signer Un étrange renoncement (Albin Michel), un livre dans lequel il dénonce différents freins à la croissance, qui selon lui appauvrissent la France, participent à son déchirement et pour lesquels la classe politique de gauche, une sensibilité dont il se revendique toujours, porte une lourde responsabilité. Malgré un constat amer, Denis Olivennes reste résolument confiant en l’avenir ; un optimisme qu’il partage dans un Grand Entretien où il est aussi question de liberté d’expression et d’information, de droit à la vie privée et de la presse française.

En 2018, vous co-écriviez Mortelle transparence (Albin Michel), dans lequel vous dénonciez « la dictature de la vertu », accompagnée par les réseaux sociaux, qui mène à l’autodestruction de notre société de libertés que nous avons mis tant de siècles à constituer. Trois ans après, faites-vous toujours le même constat ?
Non seulement, je fais le même constat, mais je pense que la situation a empiré. D’où cette note sur la haine en ligne que je signe avec l’avocat Gilles Le Chatelier. C’est la rencontre entre une technologie et une idéologie. La technologie, c’est Internet et les réseaux sociaux qui permettent instantanément de saisir, d’obtenir et de diffuser des informations sur chacun d’entre nous, à l’échelle de la planète entière. À chaque fois que l’on consulte Facebook, on laisse une petite vingtaine de traces de nos comportements. Cela ne serait pas si grave en soi si cela n’avait pas été accéléré par une idéologie venue des États-Unis, qui puise probablement sa source dans la fondation du pays par des puritains pour lesquels l’Homme doit être nu devant Dieu : c’est-à-dire que nous devons être transparents les uns aux autres, pour prouver que nous nous comportons selon les règles du bien. L’idée que la vie privée puisse être le paravent à des choses obscures n’est pas du tout notre conception à nous, Français, qui avons inventé en 1789 le droit à la vie privée, le droit pour chacun d’entre nous d’avoir un jardin secret qui ne dissimule aucune turpitude – si c’était le contraire, il serait normal de venir vous chercher – mais tout simplement le droit d’aimer qui vous voulez, de lire ou manger ce que vous voulez, sans qu’on soit obligé de le savoir. Tout cela est en train de s’affaiblir au profit d’une vision puritaine qui dit qu’on doit tout savoir de nous et que dès lors qu’on veut cacher des choses, c’est suspect.

Ce n’est pas parce qu’on tient à garder privée sa vie privée, et ne pas tout dire de ce qu’on fait, que l’on fait nécessairement des choses répréhensibles.

C’est ce que disait Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google pour qui « si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’avez rien à cacher » ou que « seuls les criminels se soucient de protéger leurs données personnelles ».
Exactement. Ce n’est pas parce qu’on tient à garder privée sa vie privée, et ne pas tout dire de ce qu’on fait, que l’on fait nécessairement des choses répréhensibles, mais parce qu’il s’agit de la protection de nos libertés et de notre quant-à-soi individuel. Nous ne sommes pas menacés par une force supérieure au-dessus de nous venue des géants du Web, mais nous sommes nous-mêmes les agents de notre propre asservissement : c’est nous qui laissons des traces, postons des selfies et nous exhibons. C’est une mécanique très puissante : nous menaçons nous-mêmes notre propre liberté. Nous avons donc intérêt à y réfléchir collectivement.    

Pourtant, faire la lumière sur des choses cachées permet de faire grandir la démocratie. Comment gérer cette contradiction ?
C’est comme le bon et le mauvais cholestérol ; il y a une bonne et une mauvaise transparence. Certains progrès de la transparence sont tout à fait légitimes : le fait qu’un ministre des Finances, qui poursuit la fiscalité le jour et possède un compte dans un paradis fiscal la nuit, soit démasqué, c’est un progrès. La liberté accrue des médias et les réseaux sociaux participent activement à cela – le contrôle des pouvoirs et des puissants est légitime. En revanche, tout ce qui relève d’une transparence affectant la liberté individuelle, la privauté, le monde privé ou le jardin secret, est beaucoup plus inquiétant. Il faut qu’on puisse permettre le développement de l’un en essayant de freiner la transgression de l’autre.

Aux très nombreuses agressions sexuelles commises par l’Église, on a opposé le secret du confessionnal derrière lequel sont réfugiés certains coupables. Là encore, comment articuler dénonciation, droit au secret et État de droit ?
Prenez l’exemple de #MeToo :  il y a une transparence qui permet d’aider à dénoncer des phénomènes qui, sans cela, auraient sans doute été laissés sous le boisseau. Le phénomène #MeToo a clairement permis de faire avancer la lutte contre les violences faites aux femmes. Existe-t-il un risque de dénonciation qui ne soit pas soumis aux procédures de l’État de droit (la contradiction, le droit de la défense…) ? Oui. C’est une affaire d’équilibre. Dénoncer les crimes gardés sous le tapis, c’est bien. Mais la poursuite de ces crimes doit se faire par les voies du droit. Il y a donc un équilibre à trouver entre la dénonciation et les procédures de jugement qui doivent répondre à des critères. 
Tout doit-il néanmoins être transparent ? Non. Y-a-t-il un droit au secret ? Oui. Dans une société démocratique, il faut absolument un droit au secret et à l’oubli. Par exemple, dans vos rapports avec vos avocats, si vous ne bénéficiez pas du droit au secret de la discussion avec ce dernier, c’est une atteinte fondamentale à vos libertés et même à votre sécurité. Vous devez pouvoir dire à votre avocat ce que vous avez fait, sans quoi vous n’êtes plus en situation de vous défendre efficacement. Le secret médical ou celui de la confession sont légitimes, sous réserve que ce secret puisse être levé dans certaines conditions. Si vous ne dénoncez pas un danger imminent pour un enfant, vous êtes passible de poursuites pénales. Sous la réserve de la poursuite de ces crimes et délits, le secret est légitime. Ce que vous dites à votre médecin vous regarde et par exemple votre employeur n’a pas à la savoir. Quant au droit à l’oubli, il est fondamental. Des choses que vous dites ou faites à 16 ans ne doivent pas vous poursuivre toute votre vie. C’est absolument contraire à une société civilisée. Vous avez pu faire des bêtises dans votre jeunesse et à 25 ans, vous n’êtes plus du tout le même ; je parle d’expérience…

Dans le « tribunal du buzz », on est bien souvent seul face à ses détracteurs et peu nombreux sont les avocats à prendre votre défense si vous avez dit ou fait une bêtise il y a des années. Il y a clairement plus de procureurs que d’avocats…
Tout le monde en fait l’expérience : on peut être cloué au pilori – d’ailleurs parfois de manière injuste – par le tribunal des réseaux sociaux, alors que vous ne seriez pas jugé coupable par un tribunal classique. Toute cette question est une affaire d’équilibre pour maintenir la liberté fantastique donnée par les réseaux et internet, sans qu’elle ne mette pas en danger des principes essentiels de notre vie commune.

Ce n’est pas aux plateformes de choisir le cadre de notre liberté. C’est la loi qui doit être soumise au contrôle du juge.

Comment peut-on lutter justement et efficacement contre la haine en ligne ?
Le concept de haine est très flou. En démocratie et dans un État de droit, on doit seulement poursuivre les contenus illicites (l’injure, la diffamation, la haine raciale, l’incitation à la violence…), prohibés par la loi ou les règlements, pas illicites au regard des règles internes des plateformes. Quand Facebook décide que La naissance du Monde de Courbet est obscène et l’interdit ou qu’un tableau de Balthus est pédophile, c’est absolument inacceptable. Ce n’est pas aux plateformes de choisir le cadre de notre liberté. C’est la loi qui doit être soumise au contrôle du juge. Les décisions de vérification que prennent les plateformes doivent être sous le contrôle du juge pour que l’arbitraire ne puisse pas régner. Cette loi est plutôt à l’échelle européenne et c’est là-dessus que l’on doit s’appuyer. Les plateformes sont aujourd’hui responsables et elles réagissent d’ailleurs très vite quand il y a des incitations au terrorisme ou des contenus pédocriminels. Cette obligation de réagir, cette responsabilité, doit s’appliquer pour tous les contenus illicites.

L’exemple récent le plus frappant fut celui du bannissement des plateformes de Donald Trump en janvier 2021. Ont-elles eu raison de le faire ?
Si je n’ai aucune sympathie pour Donald Trump et encore moins pour la prise du Capitole, je trouve incroyable que les plateformes décident d’elles-mêmes si le président des États-Unis, ou un autre, a le droit ou pas de s’exprimer en dehors de toute décision légale. Ça me paraît dingue ! Au nom de quoi décident-elles ? On argue généralement que ce sont des entreprises privées et qu’après tout elles ont bien le droit de le faire. Non, en fait. Compte tenu de leur taille et du rôle essentiel qu’elles jouent, elles ne sont plus complètement privées. Comme on le dit en droit de la concurrence, elles sont comme une « facilité essentielle » du débat public. Ce n’est donc pas à elles de décider, mais au juge, en fonction de la loi. Pour aller plus loin, nous avons publié une note avec l’avocat Gilles Le Chatelier, Défendre l’Etat de droit à l’heure des plateformes (Digital New Deal), dans laquelle nous détaillons ce que pourraient être les mesures de régulation pour éviter les contenus illicites.

Les réseaux sociaux ont-ils tué la grande utopie d’internet de la fin des années 1990 qui imaginait connecter l’humanité entière en libérant ses énergies ?
Je ne crois pas. Les réseaux sociaux sont fantastiques pour la liberté d’expression et les échanges d’opinions ; c’est dingue quand on y pense. Et il ne faut pas omettre tout ce que le numérique a déjà engendré comme progrès dans notre vie quotidienne, bien que nous ne sommes qu’au début de cette révolution numérique. Tout va être encore augmenté par l’intelligence artificielle. C’est une des grandes révolutions industrielles comme la vapeur ou l’électricité, mais elle sera encore plus puissante que toutes celles qui l’ont précédée.  

Votre dernier livre, Un étrange renoncement (Albin Michel), est-il une référence à L’Étrange défaite de Marc Bloch ?
En quelque sorte, même si nous ne sommes pas dans la même situation. Dans son livre écrit en 1940, Marc Bloch tentait d’expliquer pourquoi la France avait été battue, si vite et de façon si spectaculaire, en remontant à plusieurs décennies auparavant. Moi, j’ai été frappé par l’affaiblissement en France de la croissance – un mot presque devenu tabou aujourd’hui. Il y a 40 ans, nous étions le 5e pays au monde en termes de richesse par habitant. Aujourd’hui, nous sommes au 25e rang et nous allons continuer à dégringoler les marches. En Allemagne, pendant les 15 ans où Angela Merkel était au pouvoir, la richesse par habitant a progressé trois fois plus vite que chez nous. Résultat des courses : leur taux de chômage est la moitié du nôtre, comme leur dette. Cet affaiblissement de la croissance fait qu’elle n’a été que de 1 % sur la dernière décennie, soit ce que nous avions en 1800 avant toutes les révolutions industrielles qui ont apporté tous les acquis qui sont les nôtres aujourd’hui. Moins de croissance, c’est moins d’emploi, moins de pouvoir d’achat et moins de ressources pour les services publics. Donc plus d’impôts, moins de capacité et de dynamique sociales. C’est par exemple moins de capacité à intégrer des populations immigrées. Des pays comme l’Allemagne ont beaucoup plus d’immigrés et n’ont pas les débats que nous connaissons actuellement. Si vous essayez de comprendre d’où viennent les difficultés françaises, comme la crise des banlieues, les Gilets Jaunes, le ras-le-bol fiscal, la crispation identitaire dans le débat de la présidentielle…, vous verrez que toutes ces questions sont liées à l’affaiblissement de la croissance. Je ne dis pas que la croissance règle tout, mais l’absence de croissance détraque la société. La croissance s’affaiblit dans tous les pays riches, encore plus chez nous. Les facteurs qui la permettent ne sont pas tant matériels que spirituels, culturels et moraux – c’est ce qu’explique l’historien de l’économie Joel Mokyr. Nous nous sommes brouillés avec les valeurs de la croissance. Et ce qui me navre, moi qui suis un homme de gauche, c’est ce que ce sont les forces de gauche qui se sont brouillées avec le travail, l’entreprise, l’innovation et la mobilité sociale.

Le progrès par réformes successives est plus efficace que les ruptures qui ne mènent nulle part. En France, nous n’avons pas de pétrole mais des idéologues.

Qu’ont apporté les deux siècles de révolutions industrielles, qui débutent en 1800 et que vous qualifiez de « 200 prodigieuses » ?
Je ne fétichise pas la croissance, je la vante en tant qu’instrument du bien-être. La croissance a permis de financer des logements pour tous, des équipements collectifs, des écoles, la protection sociale, l’amélioration de la santé… Depuis la révolution du néolithique jusqu’en 1880, les revenus des êtres humains sont à peu près les mêmes pendant des millénaires. Tout à coup, ça décolle et produit ce que nous avons aujourd’hui, ce que n’ont pas encore et rêveraient d’avoir des pays en voie de développement. Par ailleurs, je ne suis pas naïf : cette croissance peut être inégale et non redistributive. La croissance des dernières décennies a, en particulier, eu un effet dévastateur sur l’environnement. Il faut se poser la question de savoir comment renouer avec une croissance inclusive et écologique. Mais cela me paraît être une voie beaucoup plus raisonnable que celle à laquelle aspirent certains écologistes radicaux souhaitant tout arrêter, comme si on vous disait d’arrêter de respirer car vous avez une maladie pulmonaire…

Au fond, vous reprochez aux forces progressistes de s’opposer au progrès ?
Le progrès par réformes successives est plus efficace que les ruptures qui ne mènent nulle part. En France, nous n’avons pas de pétrole mais des idéologues. Quand je compare la gauche française aux gauches européennes, elle est beaucoup moins empirique et pragmatique. Par exemple, quand la France a été confrontée à la montée du chômage, nous avons eu l’idée géniale, que personne d’autre au monde n’a eue, de partager le travail au lieu d’augmenter l’activité. Résultat : nous sommes l’un des pays riches qui travaille le moins en termes d’heures par habitant. C’est difficile de produire de la richesse en travaillant moins. Face à la démocratisation de l’école, nous avons massifié au lieu de, comme nos voisins, porter les efforts sur les élèves en difficulté, la plupart du temps issus des milieux défavorisés. On a échoué : d’après l’OCDE, nous avons l’un des systèmes d’enseignement les moins performants des pays riches et surtout le plus inégalitaire – ce qui est incroyable dans le pays de Jules Ferry. On s’est trompés et l’on s’apprête à se tromper encore. Quand je vois des forces politiques dire qu’il faut faire imploser notre niveau de vie pour réduire nos niveaux d’émissions de carbone, c’est absurde. En 2020, le PIB a reculé de 10 % à cause de la Covid-19. Du coup les émissions de CO2 ont également reculé de 10 %. Nous devons poursuivre cet objectif de réduction des émissions de carbone, mais réduire le PIB de 10 % revient à perdre 250 milliards d’euros, donc des ressources énormes. Le système éducatif français représente 150 milliards d’euros par exemple ; est-ce lui que nous devrions sacrifier ? Il faut miser sur l’innovation, or nous ne sommes que le 11e pays européen sur le sujet. Comment cela se fait-il ? Nous avons un point de PIB en moins que l’Allemagne consacré à la recherche et au développement, 10 points de moins consacrés à l’enseignement supérieur que la Scandinavie. Nous ne faisons pas les efforts d’innovation, de recherche, de développement,qui nous permettraient à la fois d’affronter le problème climatique et de renouer avec la croissance et l’emploi. De quinquennats en quinquennats, cela continue !

Comment peut-on justement concilier croissance et écologie ?
Il y a quatre facteurs d’émission de CO2 : la croissance démographique, la croissance du PIB, le montant d’énergie qu’on met dans la croissance et le montant de CO2 dans l’énergie. Si on est malthusien, on dit qu’il faut arrêter la démographie. On peut arrêter la croissance du PIB, mais comme on l’a vu, son effet est dévastateur, un drame pour les pays riches et une tragédie pour les pays pauvres où la population n’a pas encore accès aux routes, aux revenus décents, aux médicaments… Il reste deux voies que prônent les économistes : réduire la part d’énergie dans la croissance, ce qu’a commencé à faire la plupart des pays riches mais qu’il faut encore intensifier, et réduire la part de CO2 dans l’énergie, donc sortir des énergies fossiles. Cela demande des politiques publiques pour orienter la consommation, comme la taxe carbone, mais cela demande surtout des investissements dans l’innovation pour accélérer ce progrès technique. La plupart des inventions sont déjà là ou en germe, mais l’engagement politique et financier n’est pas encore à la hauteur de la tâche. Les écologistes disent que ce sont des rêves, que ça n’existe pas. Ce n’est pas vrai, toute l’histoire de l’humanité nous montre le contraire. Au 19e siècle, face à la surpopulation, Malthus disait qu’il fallait cesser de croître et de se multiplier. À l’inverse, nous avons fait des progrès de rendements agricoles et nous avons réglé les problèmes de malnutrition. Dans les années 1970, le Club de Rome disait qu’on allait épuiser les énergies et arrêter la croissance. Au final, les innovations ont permis d’utiliser plus efficacement et moins intensivement les énergies et trouver d’autres ressources. Face au défi climatique on nous sert de nouveau le discours malthusien ; les écologistes disent qu’il n’y a pas de croissance infinie dans un monde aux ressources finies, sauf qu’il y a une ressource infinie : le cerveau humain. Par exemple, la recapture du CO2 existe déjà, il faut investir massivement pour aller plus vite dans le développement de ces technologies. Ce n’est pas un techno-optimisme béat, simplement la vérification qu’il y a des choses que l’on peut faire avec un peu d’efficacité et de volonté.

Il y a une certaine rigueur de l’information qui doit être mise à l’abri du phénomène d’opinion. Pour cela, il faut que l’on veille, quelle que soit la propriété du capital des titres de presse, à ce que ce souci de la rigueur soit respecté.

Où en est la presse française aujourd’hui ?
Elle ne va pas si mal, en particulier la presse quotidienne qui retrouve un modèle économique qui n’existait plus, grâce aux abonnements numériques. Cela a commencé aux États-Unis avec le Washington Post et le New York Times, et cela arrive chez nous. Entre temps, ces titres – et c’est une particularité française – ont été rachetés par des milliardaires. Dans d’autres pays, la configuration du capital des titres de presse n’est pas la même : certains appartiennent à des fondations comme The Guardian, d’autres à des familles qui n’ont que la presse comme activité comme le New York Times ou le Frankfurter Allgemeine Zeitung, d’autres encore à des milliardaires comme Jeff Bezos avec le Washington Post. La France est le seul pays où tous les types de presse quotidienne appartiennent à des milliardaires, à l’exception de La Croix qui appartient à une congrégation et L’Humanité au parti communiste. Cette particularité implique que l’on réfléchisse à comment se protègent l’indépendance et la liberté des rédactions. Il est légitime qu’il y ait des journaux avec des différences d’opinions. Ce pluralisme est nécessaire. En revanche, il y a une certaine rigueur de l’information qui doit être mise à l’abri du phénomène d’opinion. Pour cela, il faut que l’on veille, quelle que soit la propriété du capital des titres de presse, à ce que ce souci de la rigueur soit respecté. Pour protéger les rédactions des propriétaires, et que les lecteurs soient également à l’abri des préjugés des rédactions. C’est un sujet complexe qui mériterait qu’on réfléchisse.

Qu’est-ce qui garantit le succès d’un titre de presse ? Sa ligne éditoriale ou son modèle économique ?
Le passage au numérique payant est un impératif catégorique qui va se produire de toute façon. Toutefois, si avoir une ligne éditoriale très contrastée sur l’opinion est la garantie du succès pour certains titres de presse, d’autres fondent au contraire leur succès sur la recherche d’une certaine objectivité. Un journal économique n’a pas les mêmes contraintes qu’un journal politique. Ce qui est essentiel en démocratie, c’est la pluralité des opinions, qu’elles soient toutes représentées et que les journaux veillent aussi à un certain pluralisme dans les opinions éditoriales, avec un souci de la rigueur de l’information. Les journalistes sont un peu comme des juges : ils doivent avoir un souci de l’enquête contradictoire et un respect de la vérité des faits – c’est universel. Si on fait en sorte que ces deux conditions – pluralisme des opinions, rigueur dans l’information – soient respectées, alors on est un pays libre

Est-ce que Libération reste un quotidien de gauche ? Face à votre combat contre le puritanisme de gauche, êtes-vous très à l’aise à la tête de ce journal ?
Je suis extrêmement à l’aise, car je m’y occupe des chiffres pas des lettres. Je m’applique à moi-même la prescription que je viens de faire : je n’ai aucune incidence sur la rédaction du journal. Je fais en sorte que Libération prospère et se développe. C’est son directeur de la rédaction, proposé par moi et élu par la rédaction, qui le dirige. Je n’interviens d’aucune manière. Je respecte la liberté éditoriale de Libé et Libé respecte ma liberté d’opinion. En général, quand je suis dans une émission, je m’excuse auprès de ses lecteurs des choses farfelues que je peux dire, car je ne suis pas forcément à la même place que le journal dans le panorama de la gauche. Libé est un avant tout un journal qui offre à ses lecteurs des enquêtes, des investigations et des reportages indiscutables sur le plan du travail de recherche des faits. Qu’il soit de gauche se voit dans les pages Idées, ses éditos et les sujets qui l’intéresse, comme l’écologie, le féminisme ou la lutte contre les inégalités. C’est un journal fait par des journalistes professionnels qui veillent à respecter des règles professionnelles.  

À quelques mois des présidentielles, comment voyez-vous le rachat de différents médias par le Groupe Bolloré ?
Lorsque que j’ai dirigé Lagardère Interactive, ni Le Journal du dimanche ni Europe 1 n’étaient des médias engagés politiquement. Quand c’était arrivé avant moi, cela leur avait coûté assez cher à l’époque. Tant que j’étais là, j’ai toujours veillé à ce qu’il n’y ait aucune intervention sur la ligne éditoriale. Pendant 10 ans, il n’y a d’ailleurs jamais eu de communiqués des sociétés de rédacteurs se plaignant de quelque intervention. Mais je ne suis pas choqué qu’un propriétaire de société privée de presse décide d’un changement de ligne éditoriale ; c’est son droit. Je ne peux pas défendre le droit de Libé à être de gauche et refuser à Cnews, Europe 1 ou le JDD, le droit d’être sur une autre ligne. En revanche, je crois aux vertus du travail rigoureux des rédactions sur l’exactitude des faits. Je crois au journalisme rigoureux, indépendant et soucieux de vérité. Un bon journal, à mes yeux, c’est celui dans lequel on peut lire des articles sur des faits qui peuvent prendre à contre-pied la ligne politique du titre, mais qui sont vrais. 

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