Juliette Méadel, ancienne secrétaire d’État auprès du premier ministre, chargée de l’Aide aux victimes, vient de publier Un impérieux besoin d’agir (Éditions de L’Observatoire). Dans ce livre, elle revient sur son parcours politique qui l’a menée aux plus hautes fonctions de l’État sous la présidence de François Hollande. Une période particulière pour la fondatrice du mouvement L’avenir n’attend pas qui n’hésite pas à faire son auto-critique, comme celle d’une classe politique qui, selon elle, manque souvent de « cohérence » et laisse peu de place aux femmes (« Où sont-elles aux fonctions majeures ? »). Un constat qui n’épargne pas non plus sa propre famille politique, la gauche, pour qui elle envisage un avenir au pouvoir loin de sa « fragmentation » actuelle. Mais pour cela, il lui faut se réapproprier les questions régaliennes, en « osant la Nation », celle-là même qui rassemble et protège les Français, alors que « la démocratie n’a jamais été aussi fragile ».
Dans Un impérieux besoin d’agir, vous expliquez que « la démocratie est malade » et « pas seulement à cause du Covid ». Pourquoi ?
D’abord, à cause du taux d’abstention qui n’a jamais été aussi élevé : aujourd’hui, 2 électeurs sur 3 ne vont pas voter. Ensuite, parce que la jeunesse ne croit plus en la politique. Elle doute, pour une part, du bienfondé de la démocratie. Enfin, parce que la moitiés des électeurs envisage de voter pour une proposition d’extrême droite, une proposition qui remet en cause la République. L’abstention et le soutien d’une bonne partie de l’opinion aux thèses de l’extrême droite sont les ingrédients d’un cocktail explosif. Notre démocratie est menacée, elle n’a jamais été aussi fragile depuis le début de la Ve République.
Quel effet a eu la crise sanitaire sur le rapport des Français avec leurs politiques et leur administration ?
Il y a eu deux temps. Le premier était celui d’un doute majeur sur la capacité de l’État à faire face avec par exemple des mensonges sur les masques. Nous n’étions pas obligés de dire qu’ils ne servaient à rien pour masquer – sans mauvais jeu de mots – que nous n’en avions plus ! Que la France dépende de l’étranger pour assurer la fabrication de masques est insensé. Cela a eu un effet dramatique sur le rapport à la confiance dans la parole publique.
Une espèce de vide absolu et de crise de confiance majeure.
Dans le même temps, les Français ont découvert que la France n’avait pas les moyens de se protéger de manière autonome : masques, respirateurs, lit de réanimation, médicaments… nous n’étions pas capables d’en fabriquer chez nous, alors que nous faisons partie des 10 plus grandes puissances mondiales ! L’hôpital, à bout de force, a montré aussi ses limites. Le personnel soignant et tous les auxiliaires de santé étaient déjà épuisés, quand ils ont dû faire face au tsunami du Covid. Ainsi, de mars 2020 à juin 2021, nous avons été plongés dans le doute, avons subi des décisions politiques contradictoires avec un état d’urgence sanitaire qui nous a privés de la faculté de nous déplacer. Quand on pense qu’il fallait remplir des formulaires pour sortir de chez soi, on n’aurait jamais pensé vivre cela un jour ! Et en contrepartie, on avait un doute sur la capacité de l’État à gérer la crise pour disposer de masques, de respirateurs, d’un personnel de santé en nombre… Une espèce de vide absolu et de crise de confiance majeure. Puis vint la deuxième phase, beaucoup mieux gérée sur le plan de la vaccination, de juin à octobre 2021, où près de 80 % des Français ont pu se faire vacciner – un moment précieux pour retrouver un semblant d’espoir dans la capacité de l’Etat-Nation à protéger et à agir.
Globalement, cette crise amène le citoyen – et c’est pour cela que j’ai écrit ce livre – à prendre conscience du fait que des crises majeures (sanitaires, écologiques, économiques et financières) nous attendent et que pour les surmonter, et donc les anticiper, nous avons besoin d’un État-nation fort et présent, d’un service public efficace, là où on l’attend, qui protège et répare. Il ne doit pas intervenir dans tous les aspects de la vie des citoyens, mais être là en cas de gros « pépin » pour remplir sa mission première : protéger. Assurer à chacun la possibilité de vivre en paix, sereinement, sans crainte, de pouvoir avoir accès à des soins quand c’est nécessaire. D’offrir de bonnes conditions de vie, de protéger contre le terrorisme et les agressions. De faire que le système de santé soit à la hauteur de nos attentes. Et ça, c’est encore devant nous…
Vous parlez du « sens des réalités » des hommes politiques qui vous ont marquée (Robert Badinter, Christiane Taubira, Ségolène Royal, François Hollande, Manuel Valls…). Mais c’est justement l’inverse que leur reprochent les Français, le fait d’être déconnectés du peuple…
« Le sens des réalités » est une expression du Général de Gaulle. Elle signifie la politique, c’est « l’art des réalités », c’est-à-dire l’art d’avoir l’intuition, la bonne connaissance et conscience du moment, comme une capacité presque animale à comprendre quelles sont les attentes des citoyens.
C’est la capacité à comprendre ce qu’attendent les citoyens. Il faut être un peu une « éponge » pour cela, être doué d’empathie pour faire de la politique sinon, on passe à côté de l’humain, moteur de l’action collective.
Ségolène Royal avait ce don, cette intuition empathique qui lui permettait de comprendre et de sentir ce qui posait un problème, ce qui nourrissait sa capacité d’indignation. Cette faculté, ce sens des réalités est indispensable à celui qui veut exercer les responsabilités avec humanité et efficacité. C’est une notion qui peut totalement disparaître du logiciel de certains, à cause de leur parcours de vie, parce qu’ils ne se frottent jamais au terrain ou ne savent pas faire preuve d’empathie. Malgré tout, les vrais hommes politiques auxquels le Général de Gaulle se réfère savent se mettre à la place des autres. Chez ceux que je cite et avec qui j’ai travaillé à gauche, je l’ai ressenti. Mais il est certain qu’il y en a aussi à droite, seulement je ne les ai jamais rencontrés de près.
Prenons la question des femmes. Où sont-elles aux fonctions majeures ?
Un autre reproche qui est fait à leur égard est celui du double discours, voire du mensonge. Vous évoquez ainsi François Mitterrand, socialiste qui « fut le président de la libéralisation économique et financière ». Ou encore Nicolas Sarkozy, voulant se débarrasser des « racailles » tout en ayant « affaibli l’efficacité de l’action publique » via la baisse de ressources. On pourrait également évoquer la ratification du traité de Lisbonne en 2005, rejeté par les Français lors d’un référendum mais qui fut pourtant adopté, à peine modifié, par le Parlement trois ans plus tard. Tout cela participe grandement à cette défiance…
Ce qu’il y a de dramatique dans ces exemples, cités à juste titre, c’est cette contradiction entre ce qui est proposé et ce qui est fait. En politique, la clé est la cohérence. Cela ne revient pas à dire que le programme qui a été proposé pendant une campagne va être intégralement appliqué, parce qu’il y a des crises, parce que certains événements bouleversent les conditions d’exercice du pouvoir. La cohérence consiste, lorsque vous vous engagez à être président de gauche ou de centre-gauche, d’avoir des réponses de gauche ou de centre-gauche à apporter en cas de crise. Ce qui n’est pas le cas d’Emmanuel Macron qui a globalement mené une politique centriste, et parfois de droite comme avec la suppression de l’impôt sur la fortune. Mais j’ai également des reproches à faire à François Hollande, qui s’est présenté dans le cadre de la gauche et du Parti socialiste, mais ne l’a pas été dans ses décisions, comme celle de la déchéance de nationalité. Une réforme qui ne sert à rien, mais qui est surtout aux antipodes de ce qu’il était. Ce qui important chez les hommes politiques n’est pas qu’ils se conforment à la virgule à leur programme, mais qu’ils soient cohérents, ne serait-ce qu’avec eux-mêmes et l’image qu’ils ont donnée. Si, à l’instar de François Hollande, vous vous présentez comme pondéré, de gauche modérée, vous ne pouvez pas aller chercher des mesures proposées par la droite réactionnaire. Il l’a d’ailleurs reconnu lui-même… Sur le fond, cette mesure n’est pas très grave ; je la prends comme un exemple.
Comment faire pour avoir des représentants politiques à l’image de notre société ?
Il y a déjà eu la parité mise en place par Lionel Jospin qui était indispensable. Certains sont favorables à ce que l’on instaure certains quotas dans les listes aux élections municipales… Je suis assez dubitative quant à ce genre de mesures. Je ne pense pas que la loi doive découper toutes les listes électorales en autant d’origines et de provenances. La démocratie ne se résume pas à une addition de diversités, c’est un tout. À ce moment-là, c’est la fin de la République. En revanche, à quelques fonctions symboliques de l’État, je pense qu’il faut promouvoir la diversité. Prenons la question des femmes. Où sont-elles aux fonctions majeures ? Qu’en est-il de la présidence de la République, du premier ministre, des présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat, de la Cour des Comptes, du Conseil constitutionnel ? Et leurs directeurs de cabinets ? Ce ne sont que des hommes et aucun issu de la diversité. Quand le problème est aussi massif, c’est que quelque chose ne va pas. Il faut avoir une attention particulière aux symboles de la diversité. Mais certainement pas appliquer de façon mécanique des quotas. De toute façon, la République est une et indivisible. À partir du moment où l’on est citoyen de France, quelles que soient vos origines, votre religion ou votre prénom, on ne doit pas mettre cela en avant. Ce serait l’inverse de la République Française. Ce qui compte, c’est d’être citoyen de France. Point. C’est ça l’État-nation et la nation de 1789.
Je pourrais vous raconter mille anecdotes sur des comportements plus que déplacés et sur les discriminations.
Cela semble être très dur d’être une femme en politique. En avez-vous souffert ?
Oui, ce n’est pas toujours facile. Quand j’ai démarré, #MeToo n’existait pas et ce mouvement commence à peine dans les milieux politiques. Je pourrais vous raconter mille anecdotes sur des comportements plus que déplacés et sur les discriminations dont, en tant que femme, j’ai souffert. Il y a le harcèlement sexuel, les pressions de vos patrons qui prennent mal le fait que vous les ayez éconduits et qui se vengent, sur le plan politique…. et puis, il y a aussi l’attitude vis-à-vis des femmes enceintes. Quand vous êtes enceinte et en fonctions, il vous arrive bizarrement tout un tas de misères. J’en parle un peu dans mon livre et je pourrais en parler beaucoup plus. Quand vous êtes une femme et une jeune femme, vous devez affronter le harcèlement ; quand vous êtes enceinte, on vous discrimine car, d’autres essaient de prendre votre place et de vous écarter du jeu – je l’ai vécu plusieurs fois. Le seul congé de maternité que j’ai bien vécu fut, paradoxalement, celui que j’ai pris lorsque j’étais membre du gouvernement de François Hollande. Lorsque le président et son premier ministre, Manuel Valls, m’ont proposé d’entrer au gouvernement alors que j’étais enceinte, j’ai commencé par refuser en raison de mon état. Ils ont insisté, en considérant que cela ne devait pas être un obstacle. Je leur en serai toujours reconnaissante non pas seulement pour moi, mais surtout pour le message que cela envoi à toutes les femmes qui veulent cumuler vie professionnelle et vie familiale.
Dans ce milieu, misogyne, sexiste et régi par des egos très forts, vous n’avez jamais eu envie de jeter l’éponge ?
Si ! Toute cette parole qui se libère avec #MeToo n’existait pas à l’époque. Quand vous étiez harcelée, vous n’aviez même pas conscience que cela n’était pas normal et la seule solution était de se taire. Ce qui se passe avec #MeToo est salutaire. Ça doit libérer la parole, les femmes doivent se défendre, je pense que cela va leur permettre d’accéder à des postes qui correspondent à leur niveau, parce qu’elles ne seront plus écartées des plus hautes fonctions pour de mauvaises raisons.
L’État mérite d’être réformé pour être plus fort et plus efficace, au nom du principe d’Egalité. C’est le cœur de la gauche.
Vous citez cette phrase de Michel Charasse, qui est une sorte de figure tutélaire pour vous : « Le service public, c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. » Est-ce également votre conception ? Quel doit être le rôle de l’État ?
C’est totalement ma conception du fonctionnement de la France et de ce que doit être l’État. C’est aussi ce que dit Clémenceau, ce qui caractérise la gauche que je revendique et que je souhaiterais voir ressurgir. L’État est là pour ça. Son vrai rôle, c’est le service public, l’éducation pour tous, la capacité à soigner tout le monde sur son territoire, garantir un logement, via la mutualisation des moyens. Nos impôts doivent servir à ce que tous aient accès à des conditions permettant de mener une vie décente. Et ça ne signifie pas qu’il faille dépenser de l’argent à tort et à travers, c’est juste que l’État mérite d’être réformé pour être plus fort et plus efficace, au nom du principe d’Egalité. C’est le cœur de la gauche.
Pour garantir ce que vous nommez l’« ordre protectionnel » ?
C’est l’idée selon laquelle l’État doit protéger. Et jusqu’à présent, il ne l’a pas assez fait. Protéger ne veut pas dire décider à la place des gens, protéger s’entend sur le plan social, sanitaire, de la sécurité physique et écologique. L’État doit être là en cas de coup dur. Comme actuellement avec les prix de l’essence et de l’énergie. Leurs prix augmentent de façon exponentielle. Le chèque énergie de 100 € du gouvernement est exactement l’inverse de ce qu’on doit faire. Il faut un système qui profite à tout le monde : l’État devrait assumer avec une taxe flottante l’obligeant à prendre en charge la perte quand les prix montent et les profits quand ça baisse. Le service public est là pour garantir des conditions de vie décentes. L’énergie fait partie de cette protection.
La Nation, surtout à gauche, a toujours été considérée comme un gros mot.
L’un de vos chapitres s’intitule « Oser la Nation ». Pourquoi est-ce un sujet que la gauche a tant de mal à aborder ?
La Nation, surtout à gauche, a toujours été considérée comme un gros mot ou une question d’extrême droite. On a tendance à penser que la Nation, c’est le nationalisme. Rien n’est plus faux et c’est pourtant quelque chose que l’école nous enseignait. Cette question me taraudait et surtout après les attentats de 2015 [Ndlr : époque où Juliette Méadel a justement officié en tant que secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes], je sentais que quelque chose n’allait pas, que le pays était fragmenté, que le corps social était divisé, voire qu’il existait un rejet de ce qu’était la France. Souvenez-vous des débats à l’époque du « Je suis Charlie », avec ceux qui l’étaient et ne l’étaient pas. Au fond, il y a un problème de cohésion républicaine. Qu’est-ce que nous sommes ? Que veut-on ? Quand on regarde aux origines de la constitution de la France, il y a l’État, mais surtout la Nation. Celle de 1789 et de Valmy qui dit : « Nous, peuple de France, choisissons de faire société et de vivre ensemble. » C’est un choix et à partir de ce moment-là, quelles que soient ses origines, on fait partie du peuple de France. Il n’y a qu’une Nation. C’est la Nation contre les particularismes, contre le nationalisme, contre les identités qui s’opposent les unes aux autres. Ce n’est pas une identité qui écrase les autres, mais un point de ralliement qui permet de donner à chacun les mêmes droits au nom d’un idéal et de principes fondamentaux : ceux de la République.
Ce qui vous amène à dire plus loin que « trop d’homogénéité culturelle asphyxie une société, l’empêche de se développer, mais [que] trop d’hétérogénéité la rend instable et propice aux conflits ».
C’est l’un des risques que nous vivons aujourd’hui, avec des revendications en fonction du genre, des origines, de la religion… On n’en finit plus. C’est la guerre de tous contre tous. Il faut un point de ralliement sur un socle. Pas sur tout. La République, c’est déjà pas mal si on est d’accord avec sa devise, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Cela permet d’écarter l’extrême droite. Car la proposition d’Éric Zemmour est de casser l’Égalité. Si, sur ce socle-là, il y a une volonté qui s’exprime au nom de la Nation, c’est comme cela que l’État peut fonctionner de façon démocratique. Au fond, l’État est un instrument qui organise des prestations et un service public pour la Nation. C’est donc le Peuple, via la Nation, qui lui a donné ce mandat. Le politique est celui qui va piloter la mise en œuvre. Le rapport démocratique réside entre le Peuple qui a voté, le politique qui met en œuvre et l’État qui est l’outil au service de l’intérêt général. Dans une telle organisation, on peut montrer que le politique sert à quelque chose.
Il est essentiel que l’État inspire confiance sur sa capacité à protéger.
Faire de la politique, c’est aussi savoir dire les choses, même lorsqu’elles ne font pas plaisir. Comme lorsque vous avez expliqué que l’État avait failli dans sa mission de protection intérieure, lors des attentats de 2015, ce qui vous avait valu les foudres de Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur. À quel point cette transparence est essentielle ?
C’est important de dire les choses, encore plus quand les gens nous reprochent – nous, responsables politiques – de ne pas dire la vérité. Il faut dire la vérité et miser sur l’intelligence des citoyens ; on est d’ailleurs rarement déçu ! La question des attentats est caractéristique. Je ne pouvais pas arriver devant la Commission parlementaire en disant que tout allait bien et que nous n’avions pas failli avec 130 morts. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, mais nous avons échoué. Que fait-on pour que ça aille mieux ? Lutter mieux contre la radicalisation en misant sur le retour de l’Etat dans tous les territoires, y compris les territoires « perdus » de la République. Il faut aussi restaurer notre appareil de renseignements (des efforts ont été faits, mais il faut aller encore plus loin), renforcer le poids et la formation des policiers, investir massivement sur la justice (elle est aujourd’hui très pauvre) et mieux organiser la prison qui est aujourd’hui l’université de l’islamisme fondamentaliste. Il est essentiel que l’État inspire confiance sur sa capacité à protéger.
Cette justice ne peut reposer que si la sécurité est garantie, un sujet parfois tabou à gauche. Selon vous, quelles réponses attendent les Français ?
Les Français attendent de l’État qu’il soit présent en cas de coup dur, mais surtout qu’ils se sentent en sécurité chez eux et à l’extérieur. La sécurité intérieure est fondamentale. C’est aussi le sujet qui révèle le plus les inégalités sociales, en fonction de là où vous habitez. La sécurité n’est pas un mot de droite, mais un droit pour tous. Donc la gauche devrait être la première sur ce sujet. Et pour assurer la sécurité des Français, il faut un État fort et donc un certain nombre de fonctionnaires bien formés. Qui mieux que la gauche peut restaurer l’appareil de l’État ? Il ne s’agit de dire que l’on va multiplier le nombre de fonctionnaires, mais que les Français en aient pour leur argent sur les missions fondamentales de l’État. Qu’ils puissent se sentir libres d’aller et venir, en sécurité, qu’en cas de crise sanitaire grave, l’hôpital fonctionne. Dans mon livre, j’aurais aimé parler plus d’autres sujets, tout autant essentiels, comme l’éducation, l’écologie ou les questions économiques et sociales. J’ai d’abord choisi le régalien, car, à un moment donné, quand tout va mal et qu’on veut repenser l’avenir de la France, la gauche doit faire un vrai travail sur elle-même ; il faut avancer avec méthode. Comme l’État est celui qui peut intervenir le mieux, mais pas sur tous les sujets, il faut d’abord penser ceux sur lesquels il est le seul à pouvoir intervenir légitimement. Or, la sécurité ne peut pas être confiée à une entreprise privée, ni la santé à ceux qui veulent faire du profit. Le renseignement doit, lui aussi, relever de l’État, comme l’industrie dans les secteurs les plus stratégiques afin qu’on soit autonomes. Sur cette partie-là, soyons clair sur ce que l’on veut. On prendra ensuite le temps de la réflexion sur les autres sujets qui sont moins intrinsèquement et fondamentalement liés au pouvoir d’intervention de l’État.
La mission fondamentale de la gauche est de ne pas laisser les choses aller à leur train sans rien faire.
Ça veut dire quoi « être de gauche » ?
Ça veut dire se soucier d’abord de l’intérêt général et surtout lutter contre les inégalités à la naissance. Qui peut lutter contre celles-ci ? Seule l’intervention humaine le peut. Et dans une société organisée, c’est la nation démocratique, l’État et le service public. La mission fondamentale de la gauche est de ne pas laisser les choses aller à leur train sans rien faire. C’est d’intervenir, d’où le sous-titre de mon livre : « Pour en finir avec l’impuissance politique ». Le politique, par essence, se doit d’intervenir. On ne peut pas considérer que tout va se régler tout seul, parce qu’il y a des inégalités de naissance, des événements dramatiques et des sujets sur lesquels l’individu seul ne peut pas y arriver. Pour éviter cette souffrance et cette inégalité, on est obligé de penser l’intervention publique avec un objectif de justice.
Aujourd’hui, quel est l’avenir de la gauche en France ?
Ça va très mal ! Est-ce que c’est définitivement fichu pour les échéances politiques à venir ? Je ne sais pas, on peut toujours croire à un miracle. Sur le plan de l’incarnation, il y a plein de talents ! Sur le plan du projet, le contexte économique, politique et social est favorable à la gauche : je suis justement persuadée que les Français sont en train de se rendre compte que ça n’est pas en suivant les propositions de la droite, qui fait le concours Lépine de la réduction du nombre de fonctionnaires, qu’on va y arriver. Les Français voient très bien qu’on a besoin d’infirmières, de médecins et de professeurs. La droite est prise dans un étau dogmatique sur cette question, dans ses contradictions. Comment avoir plus de sécurité en baissant le nombre de fonctionnaires de police ? C’est incohérent. Le contexte pousse à ce que l’on ait plus de service public : il est donc complétement favorable à la gauche. La question est de savoir si, dans la fragmentation des candidats et des programmes, elle trouvera un chemin.
Ce qui explique le désintérêt des jeunes pour la politique c’est qu’ils ne se retrouvent dans aucune offre.
Comment on peut encourager l’engagement des plus jeunes en politique ?
En leur faisant comprendre que tout ce que nous faisons maintenant est pour eux. C’est ce que j’essaie de leur dire via mon mouvement L’avenir n’attend pas. Bernanos a cette très belle phrase : « On n’attend pas l’avenir comme on attend un train : on le fait. » C’est ce que j’ai envie de dire aux plus jeunes : prenez le contrôle du train, c’est votre avenir qui est en train de se jouer. Si vous voulez être entendus, il faut participer, s’investir et considérer que la politique n’est pas loin de vous. Les jeunes ont aussi besoin de perspectives avec du sens ; or, il n’y a pas beaucoup de sens dans l’offre politique actuelle, en particulier la gauche qui ne dit pas où elle veut aller. Ce qui explique le désintérêt des jeunes pour la politique c’est qu’ils ne se retrouvent dans aucune offre. On peut les inciter à participer, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi un débouché et cela viendra en travaillant ensemble sur cette idée de Nation à laquelle ils doivent contribuer.
C’est ce que vous souhaitez avec votre proposition initiale sur le service national universel (SNU) ?
J’ai fait partie d’un groupe de travail qui a remis un rapport au président de la République en 2018. Notre idée était de faire un service national avec une partie obligatoire et une partie facultative. Finalement, cela n’a pas été mis en place et remplacé par des expérimentations qui touchent aujourd’hui quelques dizaines de milliers de personnes… Je maintiens qu’il faut instaurer ce SNU sur une période d’un an avec des mois obligatoires et facultatifs. Ceux qui le souhaitent, et les plus méritants, à partir de 18 ans, pourraient être rémunérés au Smic pour un an, sur des fonctions d’entraide. Je parle bien « d’entraide » : cette volonté d’accompagner une personne qui en a besoin, qu’elle soit âgée, en difficulté, un enfant… C’est cela l’ordre protectionnel et prendre soin des autres. Je suis persuadé que cette proposition sera de nature à donner l’envie de s’engager aux plus jeunes. Quand on est utile, on retrouve l’énergie et l’envie d’aller de l’avant.
Qu’avez-vous envie de dire à nos étudiants ?
Ne dites pas que la politique ne sert à rien. Ne pensez pas que l’État soit une obscure boutique administrative qui consomme de l’argent public sans rien faire. Toute cette organisation-là est destinée à améliorer notre vie. Croyez en votre capacité à changer les choses. Croyez dans votre système – même si dire cela aujourd’hui est totalement à contre-courant. Comme on le dit : ce système est le pire, à l’exception de tous les autres… Comparé à d’autres systèmes européens, celui de la France n’est pas si abîmé que cela !
Il n’y a rien de tel que de tomber amoureux, et de le vivre
Qui sont vos modèles politiques ?
Je me suis beaucoup intéressée à Clémenceau. Même si ce n’est pas très glamour, ni très moderne, cet homme à quelque chose de fascinant. Il était médecin – je trouve que tous ceux qui soignent font preuve d’un engagement extraordinaire – et courageux : il s’est battu pour que les mineurs aient un statut et faire baisser le temps de travail. Il a beaucoup œuvré pour la laïcité, un de ses engagements les plus profonds, et défendu la France. Il a voulu déployer le service public sur l’ensemble du territoire tout en défendant la propriété privée et en instaurant un impôt sur le revenu et sur le capital. Selon moi, c’est la volonté publique, de l’État, qui s’est incarnée le mieux, avec une vraie ambition de justice sociale.
Dans votre livre, vous citez beaucoup Robert Badinter. Un modèle lui-aussi ?
Oui, évidemment ! Un modèle plus près de nous, avec l’abolition de la peine de mort et parce qu’il est un homme de justice. Je lui rends hommage dans mon livre, tant il a compté pour la réforme de la justice en France. Une justice qui fonctionne mal et incarcère dans des conditions épouvantables est une justice qui brise les existences. On voit hélas qu’une grande partie de la population incarcérée est jeune et qu’elle s’abîme en prison. Tout le travail de Robert Badinter pour améliorer la justice, les conditions de détention et l’insertion des jeunes, est majeur. À ce titre, c’est une source d’inspiration, comme Clémenceau.
Avez-vous des conseils de lecture ?
Je recommanderais vivement Le Comte de Monte-Cristo, l’un des plus beaux plaisirs de la littérature du 19e siècle mais aussi, comme j’aime les histoires d’amour, je suis en train de terminer Anna Karénine que je n’avais jamais lu : je le recommande à vos étudiants, parce qu’il n’y a rien de tel que de tomber amoureux, et de le vivre !