Sociologue et prospectiviste, Gérard Mermet est un observateur attentif du changement social. Depuis 1985 et son premier Francoscopie (Larousse), sa parole est devenue une référence d’analyse sur l’état de la société française. Modes de vie, aspirations, ruptures et innovation… rien n’échappe à son œil aiguisé. À l’occasion de ce nouvel Grand Entretien du IONIS Mag, il explique en quoi la crise actuelle bouleverse notre manière de faire société et quelles en sont les conséquences. Si « nous n’avons jamais connu de situation équivalente » et que notre « modèle républicain n’est plus d’actualité », nous « allons entrer dans une nouvelle ère », où tout est à faire. Une « époque complexe et rude, mais fascinante », qui nous donne plus que jamais le pouvoir, mais aussi le devoir, « d’inventer l’avenir ».
Comment qualifieriez-vous la situation que nous sommes en train de vivre ?
Elle est pour le moins inédite, c’est le premier qualificatif qu’on peut lui donner. Nous n’avons jamais connu de situation équivalente : il s’agit d’une catastrophe naturelle, puisque nous faisons face à un virus qui n’est a priori pas d’origine humaine. Mais celle-ci a été amplifiée par les humains, qui ont décidé de résoudre la crise sanitaire en créant une crise économique, bientôt sociale, et pourquoi pas demain, politique. C’est quelque chose à la fois d’inédit et d’irrationnel. C’est un moment mondial, peut-être plus en France qu’ailleurs, où l’on ne raisonne pas toujours sainement : il y a un primat de l’émotion sur la raison, du ressenti sur le réel et le factuel. Personne n’a plus confiance dans les informations dont il peut disposer. Il y a la fois du ressenti et du ressentiment, c’est une double difficulté. Le ressenti pèse plus lourd que le réel et peut être parfois différent. Le ressentiment est présent partout : il se traduit par une méfiance à l’égard des autres – l’enfer, c’est les autres.
Qu’est-ce que cette crise révèle sur l’état de notre société et notre façon de vivre ensemble ?
D’abord la fragilité de notre édifice. Nous croyions les sociétés développées et démocratiques plus solides, bien gérées, dotées d’une certaine cohésion. On s’aperçoit que cette dernière vole en éclat très facilement : tous ceux qui sont censés montrer l’exemple, et prôner l’union, prônent au contraire la désunion, en se concentrant sur le passé récent plutôt que de s’intéresser à l’avenir. Cette grande fragilité est une source d’inquiétude. On ne peut pas inventer l’avenir en se contentant de dire qu’on a mal écrit le passé. Certes, il faut en tirer des leçons, mais il faut être créatif et empathique. Or l’empathie manque beaucoup à notre société. Cette incapacité se traduit par des fractures multiples : entre les riches et les pauvres, entre la présumée gauche et la présumée droite – des qualifications qui n’ont plus lieu d’être –, entre patrons et employés… À tous les niveaux, il existe des hiérarchies, donc des inégalités. D’où cette méfiance et cette difficulté à vivre ensemble.
Pour la première fois, je suis convaincu que plus rien ne sera comme avant.
Le moment que nous vivons marque-t-il une rupture ?
Oui, pour la première fois, je suis convaincu que plus rien ne sera comme avant. Évidemment, un certain nombre de choses ne changeront pas, mais nos comportements, nos attitudes et sans doute nos valeurs vont changer. On voit bien que le modèle républicain dont on se réclame depuis très longtemps, depuis la création de la Première République après la Révolution, ne tient plus. Ce n’est pas nouveau : nous sommes à un moment où le mot « liberté » pose question. Aujourd’hui, beaucoup de gens se demandent si on ne nous prive pas de certaines libertés fondamentales, comme celle de circuler. C’est vrai, mais d’autres pensent qu’il s’agit d’une décision juste, au nom de la sécurité. Le débat entre liberté et sécurité n’est pas prêt d’être clos. Quant au deuxième terme du triptyque républicain, l’égalité, on constate que ce sont les inégalités qui se sont renforcées et qu’elles ne sont plus acceptées. Elles sont connues, révélées, documentées et l’on communique beaucoup dessus – ce qui est plutôt souhaitable, car pourquoi les cacher ? Enfin, la fraternité est mise à mal, bien qu’elle apparaisse de temps en temps, après un attentat ou une catastrophe naturelle. Mais cela reste très éphémère ; l’individualisme, le communautarisme ou le tribalisme – cela dépend comment on le qualifie – reprend ses droits. Le modèle républicain n’est donc plus d’actualité.
Dans Réinventer la France (Éditions de l’Archipel, 2014), vous pointiez déjà cette « agonie du modèle républicain ». La méfiance par rapport au pouvoir politique et au système représentatif est-elle encore plus profonde ?
Oui, elle s’est aggravée. En France plus qu’ailleurs, il y a eu une lente accumulation de frustrations et d’échecs. Peu à peu, les Français se sont rendu compte qu’il y avait une sorte de délitement de la grandeur passée de leur pays, qu’il ne réussissait plus très bien d’un point de vue économique et que nous ne faisions plus société… Tout cela s’est développé depuis plus d’une vingtaine d’années, commençant dans les années 1990. La réduction des inégalités qui avait été forte pendant longtemps, en particulier pendant les Trente Glorieuses, s’est mise à plafonner. Le processus s’est interrompu, et même inversé, avec les différentes crises successives. Une certaine lassitude française s’est développée, avec un sentiment d’échec et celui de ne plus peser sur le monde, y compris sur l’Europe.
Il faut faire en sorte que les Français aient moins peur.
Si l’avenir est préoccupant, le plus grand défi actuel réside dans le fait de ne pas céder à la peur. Vous avez d’ailleurs récemment parlé de la nécessité d’inventer « « un vaccin contre la peur »…
C’est une boutade, bien sûr, mais il faut faire en sorte que les Français aient moins peur. Même si cette crise fait beaucoup de dégâts, ce n’est pas la fin du monde ! Bien sûr, la vie humaine n’a pas de prix. Et celui-ci a sensiblement « augmenté » : grippe de Hong-Kong ne faisait en 1968-1969 que quelques lignes dans les journaux… Le climat actuel crée de la méfiance, du malaise, du mal-être et de la peur. Et la peur peut créer de la haine et de la violence. Ne plus avoir peur signifie participer davantage à l’invention de l’avenir, à sa réinvention. Il faut arrêter d’infantiliser les gens. Il faut qu’ils se responsabilisent pour mieux participer, que les idées et les initiatives soient encouragées, mieux diffusées et fédérées. Plus on aura peur et plus on aura mal. Elle est d’autant plus mauvaise conseillère dans cette période où l’on a besoin de réinventer beaucoup de choses, tout en sachant raison garder. Mais être créatif ne veut pas dire de prendre le contrepied de tout ce que l’on a bâti jusqu’à présent, en simplifiant les problèmes ou en s’isolant. Un des révélateurs qu’on a vu apparaître pendant cette crise, c’est que tous les sujets sont complexes : aucun d’entre eux ne peut être envisagé avec un seul argument qui écraserait ou interdirait tous les autres.
Justement, on assiste à l’émergence d’une pensée manichéenne, avec un manque flagrant de nuance…
En France, nous réagissons d’une manière beaucoup trop binaire. Cela vient sans doute de notre héritage faussement cartésien, car être cartésien suppose d’être rationaliste. En effet, beaucoup de gens se sentent obligés de choisir un côté de la balance. Mais non, nous ne sommes pas obligés. Il est même très souhaitable de regarder ce qu’il y a sur les deux plateaux de la balance et de soupeser chacun des arguments et chacune des propositions, en essayant de faire un mélange intelligent et rationnel. C’est essentiel pour l’avenir.
Vous parlez d’un « devoir d’optimisme » qui s’impose pour « relancer l’incroyable machine à progrès qu’a été l’Humanité depuis ses origines » et qu’à la fois, nous avons tendance à oublier que « globalement, c’était quand même plutôt moins bien avant »…
Dans mon prochain livre qui paraîtra en janvier, je fais un petit récapitulatif autour de cette question. Il y a en fait deux « avants ». Le premier est celui auquel on pouvait se référer avant cette crise : objectivement, en regardant les choses de façon rationnelle et factuelle, il faut être un peu aveugle pour considérer que c’était mieux avant. Il suffit de regarder par exemple l’évolution en termes d’éducation ou de santé : on a gagné 30 ans d’espérance de vie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cinq années dans la durée moyenne des études… On pourrait ainsi égrainer les innovations, comme la voiture, la télévision ou Internet. On peut certes trouver des inconvénients à ces inventions, mais on doit reconnaître qu’elles ont enrichi les possibilités des humains. En revanche, on peut penser que le « second avant », celui qui précédait la crise sanitaire, était sans aucun doute plus agréable que la situation actuelle. Dans tous les cas, il ne faut pas sombrer dans la nostalgie, car ce n’est pas la meilleure façon d’inventer l’avenir.
Nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution.
Depuis 1985 et votre premier Francoscopie, qui a connu une quinzaine d’éditions, qu’est-ce qui vous a la plus marqué dans vos recherches ?
Mon métier et ma passion m’ont effectivement donné la chance d’observer comment la France s’est transformée au fil des années et des décennies. On reproche souvent au pays de ne pas changer, mais, en réalité, il s’adapte, certes un peu tardivement, par à-coups. Comme le disait Raymond Aron, on ne fait pas d’évolutions, mais des révolutions. C’est le cas actuellement ; nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution. Il faut d’ailleurs se méfier des « révolutions », car cela consiste à faire un tour sur soi-même. Et donc repartir en arrière ! L’éditorial de la première édition de Francoscopie était titré « Les Français en transit ». Depuis 1984, la France est toujours en transit vers une destination de plus en plus difficile à définir précisément. Mais c’est nous qui devons décider et choisir notre destin – il faut en être conscient. Nous ne devons pas nous laisser manipuler par les événements !
Ce qui m’a le plus frappé, ce sont les atouts et les handicaps de la France et leur évolution. Nous avons beaucoup d’atouts : une histoire qui plaide pour nous, une géographie privilégiée, une démographie plus favorable que la plupart des pays européens, une culture unique… Mais ces atouts sont de moins en moins apparents. Par exemple, le pays produit moins de biens culturels de premier plan qu’il y a 20 ou 30 ans. Nous sommes un pays d’épargne, mais nous n’en faisons pas grand-chose alors qu’on pourrait l’utiliser pour dynamiser les entreprises et investir dans des secteurs d’avenir. Nous avons des infrastructures reconnues, mais nous ne les entretenons pas suffisamment et de nombreux ouvrages d’art sont ainsi en train de se dégrader. Nous avons la chance d’avoir un système avec une exceptionnelle protection sociale, mais il connaît des dérives et son coût devient exorbitant. Tous les atouts de la France ont besoin d’être rénovés pour être mieux exploités.
À l’inverse, les handicaps sont prégnants, comme l’irréalisme, l’hédonisme – c’est-à-dire la propension à rechercher plutôt le confort à l’effort –, l’individualisme et un certain amoralisme. Certaines enquêtes internationales sont un peu inquiétantes sur ce point : pour s’en sortir dans la vie, beaucoup de Français estiment que l’on peut prendre quelques accommodements avec la morale.
En somme, ce qui m’a plus frappé tout au long de mes travaux, c’est le glissement de ces atouts qui sont de moins en moins apparents, et des handicaps qui prennent de plus en plus de place.
Quand vous parlez d’« amoralisme », vous faites référence à la vie politique ?
Je parle de l’ensemble de la société. Dans des enquêtes où l’on demandait par exemple s’il était normal de payer ses impôts, beaucoup de Français estimaient que ce n’était pas si grave de ne pas le faire. Ce n’est pas lié à une différence génétique française, mais peut être au fait qu’on n’a pas donné aux citoyens les bons exemples, dans les affaires politiques ou dans certaines entreprises.
Ce qui s’ajoute à un sentiment d’impunité ressenti par de nombreux Français.
Oui, aussi, renforcé par une justice qui peut parfois sembler à plusieurs vitesses et souvent en tout cas trop lente, mal rendue ou mal appliquée.
Quand on rassemble l’intelligence humaine, qu’on la fait travailler collectivement, cela produit des résultats spectaculaires.
Quelles s(er)ont les prochaines innovations de rupture ?
Les neurosciences me paraissent être un domaine particulièrement prometteur. Elles vont permettre de développer l’intelligence artificielle et de favoriser – sans aucun jugement de valeur – un mélange homme/machine, dont on ne sait pas trop à quoi il aboutira, mais qui de toute évidence aura lieu. Les hommes dirigeront-ils les machines ou l’inverse ? Par la force des choses, tout ce qui concerne l’environnement et les énergies renouvelables est amené à se développer, sans quoi nous ferons face à de nombreux problèmes. Ce à quoi l’on assiste actuellement, avec la mise au point de vaccins contre la Covid-19, développés en quelques mois alors que cela nécessitait auparavant des années, peut nous donner une certaine confiance dans la science et la technologie. Quand on rassemble l’intelligence humaine, qu’on la fait travailler collectivement, cela produit des résultats spectaculaires. Si l’on parvient à réaliser la fusion atomique, notre énergie sera inépuisable. Ce n’est pas pour tout de suite, mais celle-ci aurait des conséquences absolument majeures. Auparavant, on passera par d’autres étapes et on sera par exemple capables de capturer plus facilement du CO2. Il y a aussi tout ce qui tourne autour de la génétique et tout ce qu’on peut faire pour améliorer l’homme – c’est ce qu’on a toujours fait depuis l’arrivée d’Homo sapiens. Mais nous serons toujours confrontés à cette ambivalence : une partie de ce qui est bon pour l’humanité peut aussi la détruire. À nous de choisir le bon et de refuser le mauvais. Rien n’est écrit à l’avance. Ce ne sont pas les savants qui doivent décider, mais les citoyens, éclairés par des experts indépendants, faisant usage de leur raison et soucieux de l’avenir des générations.
Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle société ?
Oui, je le crois. Ce sera sans doute douloureux pendant un certain nombre d’années, car nous devrons résoudre beaucoup de problèmes en même temps. Il ne faudra surtout pas les prendre un par un, et c’est malheureusement ce que nous sommes en train de faire : on s’occupe de la crise sanitaire tout en accroissant la crise économique, en oubliant la crise environnementale… On ne sait pas être sur tous les fronts en même temps. Oui, nous allons être obligés d’entrer dans une nouvelle ère.
Notre langue est un trésor et il n’y a pas de pensée sans langage
Qu’avez-vous envie de dire à nos étudiants ?
Ce sont eux qui vont avoir la mission, à la fois très lourde et enthousiasmante – il faut la prendre comme telle – d’inventer l’avenir. On peut critiquer et condamner les générations d’avant, avec de bonnes raisons de le faire, mais elles vont arriver à la retraite. C’est donc aux plus jeunes d’assurer le relais. Ils doivent prendre leur courage à deux mains et ne pas se laisser influencer, ni par les tout-puissants, ni par les générations précédentes. Pour celui qui a envie de s’impliquer, l’avenir est ouvert. L’époque est certes complexe et rude, mais elle est fascinante. Il y a de la place pour tous ceux qui ont des idées, de l’énergie et l’envie de s’investir. C’est le propre des jeunes !
Enfin, je les inviterais à (re)découvrir les richesses de la langue française. Pas par chauvinisme, car il faut être citoyen du monde, mais parce que notre langue est un trésor et qu’il n’y a pas de pensée sans langage. Or, beaucoup de jeunes n’utilisent qu’une faible partie du vocabulaire. Ils ne disposent donc pas du sens de la nuance, ô combien nécessaire aujourd’hui. Sans lui, ils ne pourront pas comprendre le monde et le réinventer.