Physicien et philosophe des sciences, Étienne Klein dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Auteur de multiples ouvrages, il mène un intense travail de vulgarisation autour des questions et des paradoxes soulevés par la physique et les sciences, dans des conférences passionnantes qui rassemblent plusieurs millions de vues sur internet et dont on sort toujours grandi. Depuis bientôt dix ans, il anime chaque semaine La Conversation scientifique sur France Culture. Habité par le « désir de véracité », quitte à ce qu’elle bouleverse nos « biais cognitifs », Étienne Klein revient sur la place de la science dans notre société, son instrumentalisation et les grands défis auxquels la physique moderne est confrontée.
Vous-êtes à la fois philosophe, physicien, vulgarisateur, journaliste, écrivain… Comment pourrait-on vous définir ?
La seule chose qui pourrait me définir est que je suis psychiquement et intellectuellement incapable de percevoir des frontières. Je ne suis pas philosophe, ni physicien ou vulgarisateur, en revanche, je me ballade. Un peu comme avant les téléphones portables, où lorsque l’on se baladait dans le massif du Mont Blanc, on ne savait pas si on était en France, en Italie ou en Suisse. J’ai cette « tare » de ne pas être capable de remarquer les frontières que je traverse. Entre la physique et la philosophie, il y a bien évidemment des différences, mais il y a aussi des zones de continuité. Quand vous êtes en classe de Terminale, ou même en école d’ingénieurs, et que vous entendez un professeur de philosophie et un professeur de physique parler du temps, il y a une sorte de cohérence intellectuelle qui réclame de vous demander si le temps dont parle le physicien est le même que celui dont parle le philosophe. Et si la réponse est négative, pourquoi utilise-t-on alors le même mot ? Si on désigne deux choses différentes, il faut les désigner par des mots différents. Si, au contraire, vous considérez que c’est la même chose dont il est question dans le discours du physicien et du philosophe, une deuxième question apparaît : en disent-ils la même chose ? Si la réponse est non – en général, elle est négative – à qui devez-vous alors accorder du crédit ? C’est comme cela que les choses s’enchaînent et que les frontières se laissent traverser, par un souci de cohérence. Cela serait sans doute la meilleure définition de moi-même que je pourrais proposer. Quand j’étais en classe préparatoire, je lisais des bouquins de philo et un professeur de mathématiques m’avait dit que cela ne servait à rien. Ce n’est pas une chose à dire à quelqu’un de 20 ans qui découvre l’existence. Je fais de la physique, de la philo, sans être pour autant philosophe, de l’alpinisme, sans pour autant être alpiniste…
Il y a des résultats de sciences qui méritent d’être connus de tous – ce qui n’est pas le cas. La crise que nous traversons met en scène la science et la recherche d’une façon que l’on peut interroger.
Comment vous est venue votre envie d’entamer un travail de vulgarisation ?
La vulgarisation est une sorte de professorat. La vulgarisation oblige, en amont d’elle-même, à clarifier vos propres pensées. J’ai commencé par écrire des livres avant de donner des conférences. Écrire un livre est un exercice que permet de savoir ce qu’on pense. On ne se dit pas : « Tiens, je veux dire telle chose et je vais l’écrire ». Chez moi, le processus est inversé : le fait d’avoir à écrire quelque chose sur un sujet donné permet de découvrir, au fil de la plume – et cela peut prendre du temps –, ce qu’on pense à propos de ce sujet. L’écriture est un exercice physique de la pensée, car elle réclame de le faire en respectant des formes de contraintes, en essayant d’être cohérent : vous ne pouvez pas dire tout et son contraire, vous devez choisir une ligne. Cette linéarité est une sorte de pensée qui se déploie.
Dans la vulgarisation, il y a une dimension politique. Il y a des résultats de sciences qui méritent d’être connus de tous – ce qui n’est pas le cas. La crise que nous traversons met en scène la science et la recherche d’une façon que l’on peut interroger. Il y a un travail à faire pour que les connaissances scientifiques soient mieux connues du public. J’ai une conception de la République dans laquelle les idées scientifiques doivent pouvoir circuler sans entrave, qu’elles soient idéologiques, politiques ou autres. Or, les idées de sciences ont du mal à s’enkyster dans la culture. Il y a toute sorte de biais, notamment cognitifs, qui entravent leur appropriation.
Justement, qu’est-ce que la crise actuelle traduit du rapport du grand public à la science ?
Beaucoup de choses étaient latentes et ont été révélées au grand jour. Ce qui était latent, en France et dans de nombre de pays dits « post-modernes », est qu’il existe par exemple deux courants de pensée qui se contredisent, mais qui en, même temps, se renforcent mutuellement – ce qui est un peu paradoxal. Nos sociétés sont formées, informées et éduquées ; les gens ne veulent pas être baratinés ou dupes de discours tenus par des élites qui les tiendraient, non pas parce qu’ils sont vrais, mais parce qu’elles voudraient prendre le pouvoir sur les gens. Ce désir de véracité, celui de ne pas être dupe, est parfaitement sain en démocratie. Même si dans ses extrêmes, il peut conduire aux théories du complot. Mais curieusement, ce désir de véracité, qui normalement devrait servir l’idée de vérité, engendre dans la société un processus critique généralisé qui fait que l’idée même de vérité est détruite. Autrement dit, le désir de véracité conduit à un déni de vérité. Et même si vous dites une vérité, on vous reprochera de dire cela en raison de votre appartenance à tel ou tel groupe. Or, si je dis que « 2 + 2 = 4 », je ne le dis pas en raison de mon appartenance à un lobby, mais parce que c’est vrai… Cette tendance était déjà visible avant la pandémie, mais elle s’est vue de façon plus nette. Par exemple, certains médias ont demandé à la science de se ranger sous la coupe de l’opinion. Des gens se sont crus autorisés à invoquer leur propre bon sens pour contester des résultats scientifiques.
Tous ces biais cognitifs font qu’entre le message émis et sa réception, il y a tout une série de transformations qui opèrent et font que cela ne percole pas.
Comme lorsque Le Parisien demandait aux Français ce qu’ils pensaient de l’efficacité de la chloroquine…
C’est l’exemple qui m’a poussé à écrire Le goût du vrai. À titre personnel, ça m’a bouleversé. Cela montrait que la méthode que j’ai toujours suivie pour faire de la vulgarisation n’était pas efficace. J’étais persuadé que pour enseigner et vulgariser une connaissance scientifique, il fallait travailler le sujet en profondeur. Lorsque j’ai commencé avec la mécanique quantique, j’ai vraiment essayé de comprendre son histoire, sa naissance, ce qu’elle implique, ses conséquences physiques et philosophiques. Une fois que l’on a fait ce travail en profondeur – j’insiste sur ce mot – alors on devient capable de clarifier les questions. Par ce fait même, on est capable de parler de mécanique quantique à toute sorte de publics, à des jeunes, des lycéens, des députés, des prisonniers…, et même au grand public. J’étais persuadé que c’était la bonne méthode, qu’elle était efficace et vertueuse. En réalité, je vois que non : tous ces biais cognitifs font qu’entre le message émis et sa réception, il y a tout une série de transformations qui opèrent et font que cela ne percole pas. Je suis en train de réfléchir à comment tirer les leçons de tout cela pour faire une vulgarisation qui soit honnête et efficace.
Vous expliquez que « pour faire société, il faut se mettre d’accord sur l’importance de l’idée de vérité ». Nietzsche a pourtant dit que « le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu’il procurera moins de plaisir ». Comment concilier cela ?
La vérité n’est pas toujours agréable. Notre cerveau n’est pas créé par l’histoire de l’évolution pour aimer le vrai. Le vrai ne sert pas à grand-chose. Par exemple, savoir que tous les corps tombent à la même vitesse dans le vide quand on vit dans l’atmosphère, n’est pas une information très utile. Vous avez besoin de croire que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, car c’est ce que vous voyez. Notre cerveau a aussi comme fonction de se procurer à lui-même un certain confort psychique. Il a donc tendance à déclarer vraies les idées qu’il aime tout en déclarant aimer la vérité. La « Vérité » est devenu un mot trop chargé et je parlerais plutôt des résultats et des connaissances scientifiques. Le slogan utilisé pendant des décennies qui disait de « mettre la science en culture » ne fonctionne pas bien : on ne peut pas faire rentrer la science dans la culture en disant aux gens qu’ils doivent connaître l’équation de Schrödinger… Il ne faut pas avoir une conception scolaire de la démocratie. Il serait d’ailleurs impossible de demander aux citoyens de connaître la climatologie, la génétique, la théorie de la relativité, les OGM… Personne ne connaît tout cela en même temps. En revanche, on peut faire l’inverse : mettre de la culture dans la science. Cela veut dire de la présenter comme un récit, avec des personnages, des controverses, des idées et avec des connaissances qui finissent par s’imposer contre certaines croyances. Cela devient alors une aventure intellectuelle et humaine, beaucoup plus facile à transmettre. Le problème de la mise en scène de la science par le récit demande du temps. Outre les biais cognitifs dont elle est victime, la vulgarisation est aussi victime d’une crise de l’impatience : on n’a jamais le temps d’expliquer comment une découverte est devenue une découverte et une connaissance, une connaissance.
Dans les débats actuels, je suis d’ailleurs assez étonné du silence des ingénieurs. Les débats autour de la technologie sont nombreux, sur la 5G, le numérique, les vaccins… On entend des positions très polarisées et les ingénieurs, qui sont un peu les intellectuels de l’agir technologique – ils sont près d’un million en France, c’est beaucoup ! –, on les entend beaucoup moins dans les tribunes des journaux que les avocats et les économistes qui sont pourtant beaucoup moins nombreux. Les ingénieurs doivent s’engager dans une parole publique parce qu’on voit bien que, sur ces sujets technologiques, il y a une décorrélation entre la militance et la compétence. Prenons la 5G : tous les Français ont un avis dessus, pour ou contre. Mais si vous leur demandez en quoi elle consiste et comment elle fonctionne, en quoi elle diffère de la 4G…, personne ne sait répondre. Pareil pour les OGM. Il y a un effort assez exaltant – qui d’ailleurs n’en est pas un et est assez grisant – pour les ingénieurs à mettre de la compétence dans le débat public.
Aussi, avons-nous abandonné la pensée méditante au profit de la pensée finalisée.
Oui, c’est vrai, mais je parlerais plutôt de pensée calculante au détriment de la pensée méditante comme disait Heidegger. Les ingénieurs doivent davantage dire ce qu’ils font, ce qu’ils pensent de ce qu’ils font et aussi ce qu’ils pensent de ce qu’ils savent. Cela n’est pas une obligation, mais ils doivent le faire s’ils ont le goût à cela. Le poids des ingénieurs dans l’espace public devrait être renforcé, sinon on assiste à la mise en scène d’arguments idéologiques parfois complétement déconnectés de la réalité matérielle des choses dont on parle. C’est ce qu’on appelle l’effet de halo : personne ne juge la 5G à partir de sa réalité concrète et matérielle, mais le jugement qu’on en a provient du halo symbolique qu’elle rayonne. Quand un maire explique que la 5G permettra de regarder du porno en HD dans les cabines d’ascenseur, il diffuse un halo symbolique. Si on dit qu’elle permettra de réaliser des opérations à distance, c’est un autre halo symbolique. En réalité, notre jugement politique sur la 5G est déterminé par le halo de référence que l’on va choisir. La réalité même de la 5G devient ainsi secondaire. Or, les ingénieurs sont là pour dire la réalité technique et matérielle quitte à ce que les gens soient libres d’avoir un jugement, mais au moins qu’on soit capable de savoir de quoi on parle.
Pourquoi a-t-on perdu le véritable sens de l’innovation, celui lié au progrès ?
On parle d’innovation partout, mais on a perdu l’idée de progrès au 20e siècle, pour de nombreuses raisons. Mais l’idée de progrès suppose une philosophie de l’histoire et que l’on considère que le temps qui passe est constructeur, complice de notre liberté et de notre volonté. Cela suppose que l’on configure le futur à l’avance, en le rendant présent, en l’imaginant sans le décrire par des utopies. Mais le futur n’est pas l’utopie, il doit être crédible et attractif. Autrement dit, il faut configurer le futur d’une façon qui nous donne envie de le construire. Nous n’avons plus cette philosophie de l’histoire, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, mais du coup le futur est laissé en jachère intellectuelle. Personne n’est capable de dire comment sera 2050, personne n’est capable de se le représenter. De sorte que ce qui détermine nos actions est l’état critique du présent. On voit que des défis se présentent à nous et on se dit qu’il faut innover pour trouver des solutions. L’innovation a ainsi remplacé le mot « progrès » et s’appuie sur l’idée d’un temps non pas constructeur mais corrupteur, qui abîme les choses. Et l’innovation est là pour empêcher que les choses se délitent trop rapidement. La rhétorique de l’innovation ne rend pas justice à l’idée de progrès car elle sous-entend que c’est une obligation et que si l’on n’innove pas, on est foutus. Il y a quelque chose d’assez mortifère derrière et de moins enthousiasmant que l’idée de progrès qui donnait un sens à l’idée de sacrifice qu’elle imposait.
En physique, que reste-t-il encore à découvrir ?
On raisonne en termes de problèmes. Il y a quatre interactions fondamentales dans la nature : l’électromagnétisme, les deux forces nucléaires (faible/forte) et la gravitation. Ces trois premières forces sont décrites par la physique quantique avec une force époustouflante et la gravitation est décrite, seule dans son coin, par la théorie de la relativité générale d’Einstein. Ce sont deux théories qui, chacune dans son champ, fonctionnent parfaitement, mais sont incompatibles conceptuellement : l’espace-temps qu’elles considèrent n’est pas le même. Or, on ne peut pas avoir deux espaces temps qui cohabitent dans l’univers ; il y a donc quelque chose qui ne va pas. Mais cela ne pose pas de problème, car on n’a jamais vu de situation dans laquelle il a fallu utiliser à la fois la physique quantique et la relativité générale pour décrire ces phénomènes. Ils sont séparés expérimentalement, mais conceptuellement il y a des conflits qui font que personne ne peut dire que la mécanique quantique soit une théorie du tout, ni la relativité générale. On essaie de les unifier, mais pour l’instant, ça rame pas mal. Restent d’autres problèmes, comme ceux de la matière noire, de l’énergie noire… Ces problèmes, sous-jacents, ne posent pas de problèmes dans la pratique de la physique. Mais conceptuellement, ils constituent des formes d’obstacles.
Saura-t-on un jour si l’univers a une origine ou ce qu’il y avait avant le mur de Planck ?
Avec des équations et des modèles, on peut déjà aller au-delà du mur de Planck, comme la théorie des cordes. Maintenant, il faut prouver que l’univers a une origine. Dire qu’il en a une, signifie qu’il a été précédé du néant. Ou s’il y avait quelque chose avant son origine signifie qu’il n’en n’a pas. La seule chose dont on soit sûre, c’est que l’univers, observable dans le passé, est passé par une phase très chaude, très dense, très énergétique, avec une énergie des particules très élevée. Mais cette phase-là n’est pas l’instant 0. La question est de savoir si l’univers a vraiment eu une origine ou s’il y a toujours eu quelque chose qui était là sous une forme ou sous une autre.
Pourquoi l’homme a-t-il besoin de trouver une réponse ?
Ce n’est pas si évident qu’il ait besoin de savoir ! Si c’était le cas, les gens passeraient leur temps à lire des bouquins de physique. C’est plutôt tout le contraire, comme une forme d’indifférence à ces questions. On se les pose comme ça entre amis, mais, en fait, on attend d’avoir les réponses, sans être intéressé par le questionnement lui-même. Sinon la vulgarisation ne serait pas l’échec que j’ai décrit précédemment.
Le seul objectif qui soit vraiment digne de ce nom est l’univers lui-même.
Vous avez dit que « deux cœurs qui ont interagi dans le passé ne peuvent plus être considérés de la même manière que s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Marqués à jamais par leur rencontre, ils forment un tout inséparable. » Qu’est-ce que cela dit de nous ?
C’est une allégorie pour décrire l’intrication quantique et la non-séparabilité quantique qui démontrent que le tout est plus que la somme de ses parties. Il y a des situations dans lesquels l’ensemble formé par deux particules est plus que la somme de ces deux particules. Ça veut dire que le seul objectif qui soit vraiment digne de ce nom est l’univers lui-même. Toute partie de l’univers est intriquée avec une autre. Quelles en sont les conséquences pratiques et philosophiques de cette assertion ? Je n’en sais rien.
L’intelligence collective ? Le fait que nous soyons meilleurs ensemble que seuls ?
Ce n’est pas toujours vrai ! Il y a des équipes dans lesquelles l’ambiance est pourrie et où les gens ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes. Il y a aussi une bêtise collective. Il y a des cas où le tout est moins que la somme de ses parties : si vous prenez les gens individuellement vous trouverez des choses intéressantes, mais collectivement ce n’est pas brillant…
Comment enrayer la désaffection des vocations pour les sciences dures ?
Il y a beaucoup de choses à changer dans l’enseignement et je ne critique pas les professeurs qui font un travail remarquable. Par exemple, les manuels de sciences que je vois sont très dipsersifs : on y parle de tout, mais de façon superficielle, du coup ça ressemble à des leçons de choses juxtaposées. La science n’est vraiment intéressante que si l’on pose un problème et qu’on l’approfondit. Qu’on creuse, qu’on voit moins de choses, mais qu’on les assimile vraiment ! Ce n’est pas une recette magique, mais ce qui est passionnant dans la science est qu’elle nous oblige à rencontrer des paradoxes : ils viennent exciter notre pensée, nous donnant envie de creuser un problème et trouver des fils différents. C’est mieux que de parler un jour de climatologie et, l’autre, de chute des corps. On s’y perd. Je suis pour un resserrement des programmes, avec un creusement qui mène à des connaissances plus fondamentales.
À mes yeux, le bonheur n’est pas du tout une notion intéressante. L’idée du bonheur rend les gens malheureux.
Qu’est-ce qui vous rend heureux ?
À mes yeux, le bonheur n’est pas du tout une notion intéressante. L’idée du bonheur rend les gens malheureux. Elle est toujours très précisément définie. Or, les gens sont capables de voir la différence qu’il y a entre l’idée qu’ils se font du bonheur et leur propre vie. C’est donc l’idée de bonheur qui les rend malheureux. Et les gens soi-disant heureux ont tellement peur de ne plus l’être qu’ils deviennent malheureux. À titre personnel, le bonheur est un concept qu’il faut abandonner ; il n’a aucun sens. Ce qui est beau est de savoir quel est le sens que l’on donne à ses propres actions et d’être réceptif à la joie. Pour être joyeux, il n’y a pas besoin d’être heureux. Et on peut être heureux sans être joyeux. Je ne sais pas qui a inventé le bonheur, mais je sais que ça rend les gens malheureux.
Alors qu’est-ce qui vous procure de la joie ?
Plein de choses. La conscience de l’instant présent, une balade en montagne, un sommet à grimper, un travail bien fait, une idée qui vient…
Êtes-vous optimiste ?
Jean d’Ormesson disait : « Un optimiste est quelqu’un qui commence à faire ses mots croisés au stylo à bille ». Moi, je les fais avec un crayon…
Suivez le fil de vos idées. Suivre le fil signifie, dans un premier temps, de ne pas se soucier de ce qu’il y a autour de ce fil.
Quel conseil donneriez-vous à nos étudiants ?
Je ne sais pas si j’ai le droit de leur donner un conseil… Mais ça serait une formule un peu bête mais qui a du sens : suivez le fil de vos idées. Suivre le fil signifie, dans un premier temps, de ne pas vous soucier de ce qu’il y a autour de ce fil. Ça revient à l’idée de frontières dont nous parlions au début : suivez votre impulsion sans avoir besoin de décider à l’avance où cela vous mène. Vous verrez bien. On a tous au fond de soi une sorte d’impulsion, ce que Spinoza appelait le conatus : il faut se laisser porter sur ce fil , et dans ce fil, sans se préoccuper de la question des fins derrière. Il faut avancer et voir à la fin où le chemin nous a menés. Le fait de parcourir le chemin est plus intéressant que le but auquel il va mener. On a chacun une forme de musique intérieure qui est une assez bonne façon de définir notre identité.
Pourquoi portez-vous deux montres ?
À vrai dire, je n’en sais rien. Il y en a une que j’aime beaucoup, mais qui marche mal. Du coup, j’en ai mis une qui marche bien pour vérifier que celle qui marche mal est bien à l’heure. J’ai gardé cette habitude. Quand les deux sont à l’heure, je pense que c’est la bonne heure. Et quand il y en a une qui n’est pas à la même heure que l’autre, je regarde mon téléphone…