Philippe Dewost, directeur général de l’EPITA, vient de signer De mémoire vive : une histoire de l’aventure numérique, publié chez Première Partie dans la collection « Point de Bascule ». Dans cet ouvrage préfacé par Cédric Villani, il revisite les moments clés qui ont fait l’histoire de ces technologies qui aujourd’hui façonnent le monde. En s’appuyant sur sa position d’observateur privilégié du secteur, passé par l’institutionnel, l’entrepreneuriat et le financement, inspirateur de la French Tech, Philippe Dewost propose une lecture inédite de la révolution numérique. À travers des anecdotes personnelles, et parfois inédites, cet ouvrage revisite et met en exergue les mécanismes qui permettent de mieux comprendre les grands enjeux auxquels nous faisons face aujourd’hui. Pour mieux réfléchir à l’impact de la numérisation de nos existences. Entretien.
Comment est né ce livre ?
C’est un travail d’écriture que j’ai commencé bien avant de rejoindre l’EPITA, il y a près de deux ans. Au fur et à mesure de mes interventions en conférence, commencées il y a une douzaine d’années, j’ai pris goût à la transmission. Mon parcours dans les technologies numériques, sous des angles et des approches variées et complémentaires, me permet de transmettre, expliquer et clarifier face à des publics très différents, qui vont du cadre dirigeant au lycéen. Plus récemment, je me suis aperçu que les plus jeunes, pour la plupart d’entre eux, ignoraient totalement ce qui précédait le smartphone et, prenaient toutes ces innovations numériques comme des évidences, sans « soulever le capot » ni les questionner. Or tout ce qui advient maintenant n’est que la conséquence d’une histoire qui s’est patiemment tissée, avec des jeux d’acteurs passionnants, qui suivent des objectifs précis dont on prend rarement la mesure.
À partir de 2013, lorsque que j’étais en charge du volet numérique des investissements d’avenir à la Caisse des dépôts et des consignations (CDC), on a commencé à parler de souveraineté numérique. Pourtant dans le discours public, on voyait un certain nombre d’impasses, voire des propos qui n’avaient pas de sens. Très récemment, avec l’enthousiasme autour du Web 3.0 et des NFT, on assiste de nouveau à des tentatives de résumer en quelques mots et en quelques minutes des phénomènes complexes dont la réalité profonde nous échappe. Quand on perd le sens, on fait des contresens !
Je me suis donc décidé à engager le projet sous l’angle historique, car les fondations de l’économie numérique ont été posées il y a plus de 30 ans. J’ai également fait le choix vivant de démarrer chacun des chapitres par une anecdote qui permet d’inscrire chaque grand bouleversement dans une période précise, à partir d’une expérience vécue, faisant de mon témoignage un prétexte pour situer le sujet. Comme le faisait observer récemment un journaliste expert du domaine, s’il existe plusieurs ouvrages de référence sur certaines des thématiques abordées dans De mémoire vive, ceux-ci sont très approfondis et de ce fait difficiles à aborder pour un « curieux néophyte » ; réciproquement, un panorama à la fois synoptique, vivant, et raconté sous formes d’histoires n’existait pas et manquait, de son point de vue, dans ce paysage touffu.
Cet ouvrage doit par exemple conduire les dirigeants qui le liront à reconsidérer les questions qu’ils peuvent se poser, ou ne se posent pas, alors qu’ils estiment trop souvent que ces questions techniques ne les concernent pas.
À qui s’adresse-t-il ?
Je suis conscient de l’ambition immense qui consiste à viser des publics très différents. Réciproquement, l’avantage de construire un livre avec une perspective historique est qu’il vieillira bien mieux qu’un ouvrage de futurologie, et qu’il pourra toucher des publics curieux pour des raisons différentes. Cet ouvrage doit par exemple conduire les dirigeants qui le liront à reconsidérer les questions qu’ils peuvent se poser, ou ne se posent pas, alors qu’ils estiment trop souvent que ces questions techniques ne les concernent pas. Alors que certaines doivent être prises très au sérieux. De l’autre côté du spectre, n’importe quel élève un peu curieux, qui se demande ce qu’il y a « sous le capot » et d’où viennent ces technologies qu’il utilise sans même les comprendre, sera intéressé comme en témoignent les retours de nos premiers étudiants. Pour qui souhaite se lancer dans des études en développement logiciel et en computer sciences, ce livre permet de mieux comprendre d’où proviennent les briques avec lesquelles on joue aujourd’hui, sans parfois réaliser qu’elles sont détenues par d’autres qui peuvent reprendre la main quand ils se souhaitent.
Dans sa préface, Cédric Villani compare le numérique à un « fauve » qui se serait échappé. À quand peut-on dater cela ?
C’est difficile à dater de manière précise : le fauve ne s’est pas échappé car quelqu’un aurait ouvert la porte ; je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il y ait eu une cage. En revanche, certains ont essayé de poser une cage sur le fauve, mais il remuait déjà trop ou bien la cage n’était pas dans le bon matériau, ou encore elle était au mauvais endroit. Il y a eu beaucoup de contresens de ce point de vue-là. Ceux qui se sont subitement érigés en gardiens, ne comprenaient pas vraiment de quoi ils avaient la garde. On voit très bien que ce qui s’est passé est à la croisée d’enjeux initialement militaires et d’enjeux d’ouverture fondés sur la grande vague hippie de la culture californienne des années 1970. On a vu de grandes utopies à l’œuvre sur la décentralisation et la faculté des réseaux, et d’Internet, à libérer le savoir et la parole, avec des réussites incontestables comme Wikipédia. C’est d’ailleurs l’un des plus beaux exemples de ce qui se passe quand on permet à des gens de collaborer de façon très libre : on peut construire des choses très structurées, tout en gérant le débat sur des articles très controversés, pour produire quelque chose de très vivant, plus vivant que l’Encyclopédie Universalis et aussi bien documenté, si ce n’est plus. Il y a d’autres exemples et cette aspiration, cette vague de fond, a culminé avec les revendications politiques qui ont accompagné le Printemps arabe. Au fond, les seuls qui ont réussi à poser une cage sur le fauve, de manière imparfaite, sont les Chinois. Ce qui montre que la boucle a été bouclée, Internet étant revenu à ce qu’il était à ses débuts et ce qu’il est encore aujourd’hui : un enjeu géopolitique.
Le fauve s’est ensuite enfui à partir du milieu de la première décennie du 21e siècle, car d’un point de vue technologique, subitement, toutes les ressources nécessaires ont permis l’avènement du smartphone et sa diffusion à une échelle extrêmement rapide. À l’époque précédente, que j’ai appelé « le règne des 9 touches », personne n’avait imaginé cela : le téléphone mobile était un objet cher et les premières projections des opérateurs visaient 25 % de la population au maximum, et plutôt des cadres. Or, c’est devenu un outil grand public. De même personne n’imaginait qu’on allait vendre aussi régulièrement un grand nombre d’objets valant plusieurs centaines d’euros. Le smartphone est sans nul doute le premier objet manufacturé qui a atteint aussi rapidement le milliard d’utilisateurs.
En tant qu’utilisateur, quand une dizaine de personnes décide de ce que vous devez faire « pour votre bien », vous pouvez vous poser la question de votre liberté.
Dans votre livre, on réalise à quel point l’usage est l’un – voire le principal – des moteurs d’évolution du numérique. L’utilisateur possède-t-il réellement le pouvoir de faire changer les choses ?
A-t-il encore le pouvoir ? Je n’en suis pas certain. La première expérience qui m’a questionné sur le sujet est quand on s’est aperçu que la manière d’utiliser le téléphone mobile nous échappait : son ergonomie était conçue par une petite équipe d’une dizaine de personnes située sur une bande de terre entre San Francisco et San Jose, qui tout à coup pouvait décider de changer l’interface utilisateur « pour votre bien » sans vous laisser la possibilité de revenir. L’exemple le plus marquant, c’est quand Apple a abandonné le skeuomorphisme (néologisme tiré de Stock Keeping Unit, le produit unitaire) qui consistait à designer un certain nombre d’applications comme des objets du monde réel. Au passage d’iOS6 à iOS7 en 2013, les codes graphiques de l’interface utilisateur avaient profondément changé. En tant qu’utilisateur, quand une dizaine de personnes décide de ce que vous devez faire « pour votre bien », vous pouvez vous poser la question de votre liberté.
Une partie du livre est consacrée à la question centrale du financement, un sujet que vous connaissez bien. À ce propos, vous alertez sur le fait que la valorisation des entreprises est « une opinion » et d’ajouter : « Qui encense trop la licorne, parfois récolte le poney »… Dans cette économie mouvante et versatile, de quoi peut-on être vraiment sûr ?
La réponse facile serait de dire : « de rien » ou « je ne sais pas ». Ce qu’on sait déjà est qu’une très grande partie des inflations de valorisation, depuis quelques années, est principalement le reflet du déversement d’argent public sur toute l’économie. Et du fait que cet argent ne sait plus où s’investir, il s’est engouffré dans la nouvelle classe d’actifs que sont les startups de grande taille. Avec des montants et des valorisations hors du commun : quand Facebook a acheté Instagram pour un milliard de dollars, puis WhatsApp pour 19 milliards, tout le monde disait que c’était de la folie. Que cela n’avait plus de réalité économique et que c’était dû au fait à la simple volonté de Mark Zuckerberg qui avait 60 % des droits de vote de Facebook. Il est vrai que, le lendemain du deal, il a annoncé l’achat d’Instagram à son conseil d’administration comme une simple information. Si les montants paraissaient vertigineux à l’époque, au regard des valorisations actuelles, ce n’est plus le cas. Plus récemment, les acteurs eux-mêmes de l’investissement et des levées de fonds massives ont changé : on voit moins de fonds de capital-risque, notamment européens, accompagner ces tours de table, alors qu’apparaissent de très gros acteurs du Private Equity, comme Siver Lake, qui mobilisent des montants considérables.
Qu’est-ce que ça va devenir ? Encore une fois, je n’en sais rien. Mais ce que je sais est que nous sommes complétement en train de sortir des règles du capital-risque telles qu’on les connaissait, à une nuance près : un fondamental demeure, celui que les investisseurs investissent l’argent des autres. Ils investissent sur des horizons de temps définis, sur des thèses d’investissement définies et avec une perspective de sortie. Pour sortir, il faut soit un acquéreur capable de mettre plus que les montants investis, soit un marché d’introduction en bourse pour des investisseurs particuliers très nombreux. Aujourd’hui, la fenêtre de tir des introductions en bourse sur le Nasdaq semble s’être un peu rétrécie ; en Europe, elle est quasi-inexistante, avec de petites entreprises sur des marchés secondaires qui ne vont lever que quelques millions d’euros. Le redressement judiciaire récent de Sigfox est ainsi très révélatrice : cette société a revendiqué, parmi les premières, le statut de licorne en annonçant des chiffres plus qu’ambitieux. Et tous ceux qui sont rentrés dans son capital, autour d’une valorisation d’un milliard d’euros, pensaient qu’ils ressortiraient quelques années plus tard avec beaucoup plus. Ça n’a pas été le cas. Aujourd’hui, le commissaire européen Thierry Breton explique que l’on va créer un marché financier pour les introductions en bourse, avec des enveloppes d’investissement massives pour éviter que les sociétés ne partent à l’étranger. Il faut quand même rappeler qu’un investisseur en capital-risque n’est pas un philanthrope : dès son investissement, il se demande à qui et quand il pourra revendre. Pour que le système fonctionne, il faut qu’il y ait un alignement d’intérêts entre les investisseurs, sur la valorisation (l’opinion) et le fait qu’ils puissent tous sortir au même moment en cas d’offre intéressante, y compris si l’acquéreur est étranger. On va se retrouver face à un paradoxe politique embêtant : le jour où les pouvoirs publics vont se dresser en disant qu’il n’est pas question que telle ou telle startup, jugée stratégique, soit rachetée par un étranger, on enverra un très mauvais signal au marché. Car il indiquera qu’en fait, le prix et la possibilité de sortir ne sont plus des paramètres aussi ouverts et consensuels qu’on ne l’imaginait. On court le risque d’enrayer le système – un système dans lequel énormément d’argent a été mis.
Il serait d’ailleurs intéressant de voir combien d’argent public français a été investi dans les sociétés en direct et dans les fonds de capital-risque français, dont BPI France est un souscripteur quasi-systématique. Et de voir également ce qu’il en est du Fonds européen d’investissement qui, lui, est un gros souscripteur de ces mêmes fonds. On s’apercevrait alors d’une différence fondamentale dans l’origine des fonds entre la situation européenne, américaine et asiatique.
Au départ, le numérique était politique et il est en train de le redevenir complétement. Tout est politique au sens premier du terme, dans la mesure où il est question de l’organisation de la vie de la cité.
Qu’il s’agisse de l’histoire des réseaux, des appareils et de l’accès aux matériaux, des app store ou encore du cloud (« le désastre du cloud souverain »), on réalise que le numérique est aussi un sujet politique.
Au départ, le numérique était politique et il est en train de le redevenir complétement. Tout est politique au sens premier du terme, dans la mesure où il est question de l’organisation de la vie de la cité. C’est l’un des grands paradoxes du numérique actuel : on est fasciné par la vitesse à laquelle il se développe et en même temps on n’est pas capable de comprendre totalement et d’assimiler ce qui se passe – j’en parle dans l’introduction du livre en faisant référence aux travaux de Derrick de Kerckhove. Alors qu’individuellement, nous ne sommes pas capables de comprendre ce qu’il se passe, les collectifs mettent encore plus de temps à comprendre et les pouvoirs publics, par définition, ont encore plus de retard. Or si ces derniers s’enthousiasment sur des phénomènes de très court terme sans avoir la bonne intuition, il est compliqué de prendre des décisions à plus long terme. La régulation est un vrai sujet, mais elle ne suffira pas et encore faut-il être capable de l’imposer. Si on regarde ce qui s’est passé avec la conséquence du déploiement du RGPD avec tous les messages qui vous interrompent dans votre navigation… D’ailleurs, Apple nuit beaucoup plus à Facebook que les règlements de l’Union européenne, car elle a le pouvoir d‘imposer le fait de ne pas accepter par défaut de cookies tiers dans son navigateur ou d’interdire le suivi. La société est ainsi en partie responsable de la chute de Meta en bourse… La souveraineté, c’est aussi cela : maîtriser et contrôler les sujets sur lesquels on a envie de se battre, ou de se défendre.
Ces enjeux sont-ils vraiment appréhendés par les plus jeunes ?
Ce sont des enjeux sur lesquels il faudrait éclairer les jeunes générations, en particulier les futurs dirigeants. C’est une question de stratégie et ce n’est parce que c’est compliqué qu’il ne faut pas essayer de comprendre. Je crois qu’en dehors de l’EPITA, peu enseignent encore cette matière ni n’essaie de la rendre intelligible en explicitant les enjeux – c’est ce que j’ai en partie essayé de faire avec ce livre. Il a d’ailleurs failli s’intituler Humanités numériques en référence aux humanités enseignées au siècle dernier dans le secondaire afin d’être préparé à affronter la vie.
À cette complexité s’ajoute un élément très bien retranscrit dans le livre, le fait que tout accélère.
C’est tout à fait juste. D’autant plus que la synchronisation des horizons de temps politiques a considérablement aggravé le problème. En France, l’ensemble des structures du pouvoir sont globalement resynchronisées tous les cinq ans, ce qui empêche de regarder sur le long terme ou d’engager des réformes ou des travaux au long cours, comme ce fut le cas sur d’autres technologies. À l’époque des grands programmes lancés par De Gaulle et poursuivis par Pompidou, ces missions étaient confiées à des experts qui avaient le champ libre : ils pouvaient construire sans avoir besoin de trouver un consensus, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui avec la volonté de satisfaire tout le monde. On le voit bien avec la multiplicité des mesures et des annonces : quand vous faites de très nombreuses recommandations, il est certain que chacun y verra midi à sa porte et au final, personne ne retiendra ce qu’il faut faire. J’ai eu l’occasion d’en parler avec plusieurs dirigeants européens à qui j’ai demandé pourquoi on ne s’alignerait pas sur les plus rapides, ou pourquoi on ne définirait pas par exemple cinq priorités sur lesquelles on porterait tous nos efforts, qu’on pourrait réinterroger chaque année quitte à en changer au maximum une chaque année si cela s’avère nécessaire. L’idée serait de se garder un corpus. Le fait de se focaliser sur des enjeux de long terme est un vrai sujet. Les chinois y parviennent bien !
Certaines évolutions profondes de la technologie à grande échelle sont initiées par des individus, identifiés ou non, absolument pas par des consortiums ou des politiques.
Parmi les différents points de bascule que vous évoquez, y’en a-t-il certains qui vous ont plus marqué ?
C’est très difficile à dire ! Dans cette aventure numérique, je vois deux grands moments. Le premier, c’est l’avènement du smartphone en 2007, avec un avant et un après. Le deuxième point de bascule apparaît en 2009, mais qui ne se révèle qu’à partir de 2014/2015, c’est la blockchain – un sujet énorme. C’est une tentative de reconstituer le Web des débuts en y ajoutant le transfert de la valeur. Ce qui intéressant dans cette approche, y compris sur le plan culturel et presque anthropologique, c’est que ça part de nulle part. Ça devrait interroger beaucoup plus des dirigeants d’entreprise et politique, car certaines évolutions profondes de la technologie à grande échelle sont initiées par des individus, identifiés ou non, absolument pas par des consortiums ou des politiques. On pourrait prendre l’exemple d’Elon Musk : il énerve tout le monde, il est tellement différent, en prenant absolument tout à contre-pied. C’est infernal de travailler avec lui, mais il est l’illustration qu’on est capable de changer l’industrie automobile sans avoir fait ses armes dedans, comme le spatial sans être une agence ou un consortium du secteur.
Cela rejoint ce que vous expliquez à propos du software qui a fini par infiltrer le hardware, avec des sociétés qui ont changé de métier.
Exactement. Ce sont des gens et des sociétés qui ont changé de métier ou qui ont été obligés de changer de modèle, parfois beaucoup trop vite par rapport à ce qu’ils ont été capables d’encaisser en termes d’adaptation. L’automobile peine à sortir du paradigme précédent, inventé par Ford et théorisé dans la très grande vague des années 1990, avec des business models et des consultants expliquant que l’entreprise devait se concentrer sur son cœur de métier : le design, l’assemblage, et pour les meilleurs la production de moteurs thermiques. À cette époque, un métier en vogue était celui de directeur des achats, y compris dans l’industrie et tout ce qui ne concernait pas le cœur de métier était géré par des fournisseurs. Y compris le logiciel…
En épigraphe, vous citez l’écrivain G. K. Chesterton, « le prince du paradoxe ». Cela colle parfaitement à ce que le livre met en exergue et va si bien au numérique, à la fois outil d’émancipation et d’asservissement. Quel message souhaitez-vous faire passer ?
Je termine le livre en expliquant que trois disciplines constituent le socle de tout enseignement : les mathématiques, la philosophie et l’histoire – celle des sujets sur lesquels on travaille. Steve Jobs était connu pour dire que les gens ne savent pas ce qu’ils veulent et que c’est en leur proposant intelligemment des choses intelligentes qu’ils les adopteront. Partant de principe que les clients ne savent pas ce qu’ils veulent, il ne faisait jamais d’études de marché. L’expression qu’il utilisait souvent était « connecting the dots » (littéralement « relier les points » qu’on pourrait traduire par « piger ») : il ne faut jamais penser l’après sans le relier à toute la chaîne qui a mené au présent. Avec ce livre, j’ai voulu relier des points sur une courbe historique. Si je devais le résumer, c’est de dire que rien n’est jamais anodin. Vous avez le droit de poser des questions. C’est même un devoir ! Parce que toutes les réponses sont là. C’est d’ailleurs l’un des autres grands paradoxes du livre : on parle d’un secteur sur lequel nous n’avons jamais disposé d’autant d’informations. Tout est à livre ouvert. Pour compiler des faits publics, il faut simplement se poser les bonnes questions. Et pour cela, il faut accepter l’idée qu’on puisse se poser des questions. Il y a un autre paradoxe lié à la tech actuelle qui consiste à dire « c’est super moderne, allez-y » et en même temps « circulez, y’a rien à voir ». Cela s’illustre par le fait que l’on ne puisse plus démonter les machines. À l’EPITA, nous avons des machines dédiées aux étudiants et aux chercheurs qui souhaitent entrer dans les « entrailles de la bête ». Ici on joue aux Lego, et on sait aussi concevoir de nouvelles briques, sans se limiter au modèle qui figure sur la boite ni au contenu de celle-ci !
Vous affirmez que la révolution numérique est achevée. Mais ne sommes-nous pas encore en plein dedans ?
Je crois que le fauve s’est complétement échappé. La révolution a eu lieu à deux moments. Le premier, lorsque la puissance de calcul a été tellement abondante qu’on a pu faire tout ce qu’on voulait. C’était la fin de la limitation des ressources : jusqu’alors, plus elles étaient limitées, plus il fallait être intelligent et débrouillard pour les utiliser. D’une certaine manière, ça a été le point de départ de l’EPITA, lorsque chaque octet comptait. La deuxième explosion se situe entre l’arrivée des réseaux sociaux et le déversement massif d’argent dans l’écosystème. Les survivants américains de l’explosion de la bulle Internet sont ceux qui avaient suffisamment de fonds pour tenir ensuite. Amazon n’aurait pas existé sans ce qui a précédé la bulle Internet, car elle a réussi à lever beaucoup d’argent avant. C’est d’ailleurs une autre lecture qu’on peut faire à propos des dernières méga levées de fonds. Un Sorare (levée de 580 M€ en septembre 2021) ou un Ledger (312,4 M€ en juin 2021) ont ainsi très bien joué en levant beaucoup plus que ce dont ils avaient besoin. C’est un moyen d’accélérer et de se déployer le plus vite possible pour conquérir du terrain : plus vous avez de vaisseaux, plus vous pouvez aller loin, même si cela coûte cher. C’est aussi un moyen, en cas de retournement de situation, de pouvoir faire le gros dos attendre que ça passe. Et ceux qui n’auront pas levé assez auront du mal à survivre si le retournement est profond : on appelle parfois cela « race to the bottom ». C’est à marée basse qu’on voit qui est en maillot de bain.
Au niveau technique, la question de la standardisation d’Internet n’apparaît plus comme un sujet majeur pour les Européens qui n’envoient quasiment plus personne dans les organismes de standardisation et de normalisation, laissant la place aux Chinois.
Avec votre position privilégiée d’observateur et d’acteur du numérique, comment pensez-vous que son avenir s’écrive ? Êtes-vous optimiste ?
Je suis pessimiste à très grande échelle, celle qu’on ne maîtrise pas, et optimiste à plus petite échelle. Je suis pessimiste car si on parle du numérique sous la forme la plus pervasive que l’on connaisse, Internet, nous sommes face à un risque de balkanisation à différents endroits. Les Chinois ont ouvert la voie. Au niveau technique, la question de la standardisation d’Internet n’apparaît plus comme un sujet majeur pour les Européens qui n’envoient quasiment plus personne dans les organismes de standardisation et de normalisation, laissant la place aux Chinois. Cela a très été bien décrit l’année dernière par Jonathan Bourguignon dans son livre Internet, année 0. Il y a d’autres signaux faibles, comme la reprise en main de l’accès à Internet lors du Printemps arabe. On a cru qu’Internet allait permettre l’émancipation et la démocratisation. Or les pouvoirs en place ont globalement repris le contrôle.
La note d’espoir est qu’il restera toujours des aventuriers qui arriveront toujours à passer entre les mailles, comme aujourd’hui en Chine qui, grâce aux VPN, peuvent accéder aux informations du « monde libre ». L’autre marque d’espoir est ce qui s’est passé avec le Bitcoin : quoi qu’il arrive et quelle que soit la manière dont les régulateurs voudront la main, à l’échelle de leur pays ou continentale, il restera des Vitalik Buterin ou des Satoshi Nakamoto, capables de renverser la table. En plus, sans l’avoir annoncé ! Il va rester des génies partout. La prochaine génération est ici, à l’EPITA.
D’ailleurs, comme une sorte de pied-de-nez historique, vous rappelez que la blockchain est en quelque sorte l’héritière des moines copistes…
Absolument, sauf que ces moines travaillaient à une échelle de temps différente. Mais ils regardaient à long terme et étaient patients. Est patient celui qui attend très longtemps, soit celui qui regarde très loin et considère que ce qu’il fait dépasse l’horizon de temps de sa propre existence, qu’elle soit politique ou humaine. C’est aussi une des raisons pour laquelle je me réjouis d’être retourné à l’école, et pas n’importe laquelle. Celles et ceux qui feront la différence seront ceux qui continueront à challenger les règles et à aller au-delà de ce qu’on leur donne. Pour ça, il faut de la curiosité et du talent. Quand on voit la densité de talents à l’EPITA, leur curiosité et leur capacité à aller faire des choses là où on ne les attend pas, c’est une véritable marque d’espoir, absolument énorme, à laquelle je compte bien contribuer !
Un livre et un site
Imaginé par 3IE, l’Institut d’innovation de l’EPITA, le site Internet du livre permet d’accéder rapidement aux très nombreuses notes de bas de page qui enrichissent sa lecture, permettant d’aller plus loin. Via ce site, vous pouvez retrouver très rapidement ces dernières, dont beaucoup font référence à des liens en ligne. Vous pouvez ainsi directement visualiser les médias dont il est question, offrant un précieux complément au livre papier.
https://epi.to
Une première : le premier livre dont on peut collectionner un NF
De mémoire vive est le premier livre dont le « tirage de tête » n’est pas imprimé sur papier vélin en exemplaires numérotés : 42 NFT (jetons non fongibles) représentant 42 exemplaires uniques sont mis en vente, au profit d’associations de l’école. Chacun donne droit à un exemplaire unique du livre dédicacé et signé par l’auteur, ainsi qu’à une représentation digitale unique sous forme d’une œuvre d’art extraite du texte original par suppression de tous les caractères excepté la ponctuation. Ces NFT seront ensuite disponibles sur la plateforme de trading OpenSea.
Biographie
Philippe Dewost, directeur général de l’EPITA, a près de 30 ans d’expérience des technologies numériques, des écosystèmes internet et mobile, et du financement en capital-risque. Cofondateur de Wanadoo, il a développé plusieurs startups, dont une acquise par Apple. À la Caisse des dépôts et des consignations (CDC), il a conduit le volet numérique du programme Investissements d’Avenir (doté de 4,25 milliards d’euros), inspiré la « French Tech » et positionné la CDC sur la blockchain. Philippe Dewost est un conférencier reconnu pour son expertise et sa pédagogie sur les sujets technologiques et anthropologiques. Normalien, diplômé Telecom Paris, titulaire d’un MBA du Collège des ingénieurs et ingénieur du Corps des Mines, il est ancien officier de la Marine nationale.