Alec Ross est expert en innovation et développement économique et technologique. Après avoir été conseiller principal du président Obama pour l’innovation, il accompagne désormais des investisseurs, des entreprises et des gouvernements aux quatre coins du monde. En mars, il était l’invité du Groupe IONIS dans le cadre d’une conférence sur les industries du futur. Face aux étudiants, il a parlé de ce qu’il va se passer au cours des dix prochaines années et donné des clés pour s’y préparer au mieux.
Une interview extraite du IONIS Mag #41
À quoi ressemblera l’avenir ? Tout sera très différent dans 10 ans, peu importent les évolutions politiques, qu’il s’agisse d’économie, de technologie, de science. Cela va apporter des promesses, mais aussi des déceptions. Je ne suis pas utopique : je ne pense pas que le futur ressemblera à « Star Trek » et que nous serons tous âgés de 150 ans, heureux, en forme, ne manquant de rien. Je ne suis pas non plus partisan d’une dystopie : l’avenir ne ressemblera pas à « Mad Max ». Il y aura du bon et du mauvais. Mon espoir est que des gens, comme les étudiants qui sont en train d’imaginer le futur, maximisent les promesses et minimisent les périls liés à tous ces changements. Je travaille avec un groupe d’entrepreneurs et d’innovateurs avec qui nous avons fait beaucoup de changements, mais l’avenir est réellement entre les mains des jeunes générations ! Ce qui arrive ne sera pas dominé par les États-Unis. Même s’ils resteront une terre riche de changements, l’innovation viendra désormais de différents endroits du globe.
« Nous entrons dans un nouveau paradigme »
Depuis toujours, l’innovation comporte un côté positif et un côté sombre. Le fait qu’elle soit maintenant portée par le digital change-t-il quelque chose ? Nous devons sans cesse changer les règles. Auparavant, la terre constituait la matière première de la civilisation agricole, puis le fer celle de l’ère industrielle. Les données sont maintenant la matière première de l’économie d’aujourd’hui et de demain. Les règles, qui pendant des milliers d’années régissaient la propriété terrienne, ont déterminé qui était puissant économiquement et politiquement. Les règles qui ont régi l’ère industrielle – régulant l’industrie, la fabrication, les salaires, les pensions – ont déterminé la richesse et le bien-être. Nous entrons dans un nouveau paradigme et les règles que nous avons définies, dans un monde où les données constituent la matière première, vont à leur tour déterminer la richesse et le bien-être. Si nous ne fixons pas de nouvelles règles, elles seront mises en place par d’autres ; la Silicon Valley le fera pour nous. Je connais bien tous ces entrepreneurs, ces Mark Zuckerberg [le créateur de Facebook] et Jack Dorsey [le fondateur de Twitter] qui ont créé ces sociétés. Ils sont très intelligents, mais pas forcément très prudents. Car il y a une différence entre l’intelligence et la sagesse. Les règles qu’ils sont en train de bâtir se basent sur les connaissances d’ingénieurs très intelligents, pas nécessairement sur la compréhension du monde ni de la politique. Nous devons donc fixer ces règles. Mais la question est : qui doit le faire ? Car la plupart des gouvernements sont particulièrement stupides lorsqu’il s’agit de traiter du digital. Le Sénat américain se compose de 100 individus et la Chambre des représentants de 435. Je ne connais personne qui s’y connaît moins en technologie que les 535 membres du Congrès ! Bien sûr, nous avons besoin de régulation, mais voulez-vous laisser cela entre les mains de Donald Trump et des idiots qui travaillent avec lui ? Si la Silicon Valley ne doit pas s’autoréguler, les membres de nos gouvernements ne comprennent absolument pas ce sur quoi les étudiants travaillent aujourd’hui. Mettre au point ces règles, c’est tout l’enjeu et je suis assez inquiet à l’idée de laisser cela entre les mains d’hommes de 75 ans en col blanc qui n’écrivent pas leurs propres mails… Que connaissent-ils à l’intelligence artificielle, au machine learning, à la robotique, à l’analyse de données, au génomique ?
« Nous avons besoin d’interdisciplinarité dans l’apprentissage »
Vous expliquez que l’avenir ne sera pas déterminé par les possibilités technologiques, mais par l’acceptance humaine. Cette réalité, au-delà de la technologie, ne laisse-t-elle pas trop de pouvoir aux ingénieurs ? Je suis un farouche partisan de l’apprentissage interdisciplinaire. De la même manière que nous ne voulons pas que des politiciens ne comprenant pas l’histoire ni les sciences légifèrent sur les technologies, nous ne voulons pas que des individus dont le savoir se limiterait à l’ingénierie prennent toutes les décisions. C’est pour cela que nous avons besoin d’interdisciplinarité dans l’apprentissage. Si vous étudiez l’ingénierie et les technologies, vous devez connaître certains domaines liés aux sciences humaines. Et si vous étudiez les sciences humaines, essayez de comprendre la technologie dans la nature. Une grande partie de mes recherches universitaires consiste à rapprocher les disciplines. Si vous vous intéressez à la génétique, vous devez envisager cela d’un point de vue biologique, mais aussi philosophique, moral et éthique. Je cherche à casser les murs entre les disciplines académiques.
Nous allons arriver à un moment où les machines pourront faire l’ensemble du travail humain de façon autonome… Faut-il craindre cela ? Les dernières années écoulées ont été celles de la digitalisation. Dans les 10 prochaines années, ce qui sera le plus déterminant sera la création de systèmes cyber-physiques [systèmes où des éléments informatiques collaborent pour le contrôle et la commande d’entités physiques], avec de l’intelligence artificielle en leur cœur. Dans le monde de demain, de plus en plus de tâches seront automatisées. Quelles en sont les limites ? Est-ce bon ou mauvais ? J’espère que l’intelligence artificielle prendra en charge une grande partie de la mornitude du monde. Je veux vivre dans un monde où les humains disent aux machines ce qu’elles doivent faire, pas l’inverse. Qui s’occupe de qui ? D’un point de vue optimiste, la montée en puissance des technologies fait partie du progrès de l’humanité. Si vous revenez des années en arrière, à l’époque agricole, le temps de travail moyen était de 6 jours et l’on travaillait tant qu’il faisait jour. À l’époque industrielle, on est passé à 5 jours et progressivement à une journée de travail de 8 heures. Les plus optimistes pensent que l’on devrait passer à la semaine de 4 jours et réduire le temps de travail quotidien. Est-ce que l’intelligence artificielle permettra de supprimer de nombreux emplois pour ceux qui font un travail subalterne, routinier et non cognitif ? Faire évoluer ces normes est une question ouverte dont les jeunes générations décideront de l’issue. C’est aux citoyens et aux leaders de demain de décider si ces technologies bénéficieront plus largement à toute l’humanité ou si elles profiteront seulement aux travailleurs du monde de la connaissance…
« Ce que j’ai pu entrevoir de plus sombre est lié aux cyber-attaques »
Quelles sont les conséquences de ce que vous décrivez comme « l’arsenalisation du code » ? Le code utilisé comme arme, la création de cyber-armes, est aujourd’hui l’un des plus importants développements dans les conflits, depuis la fission nucléaire. Créer une bombe nucléaire demande un certain talent et un savoir-faire scientifique ainsi qu’un accès à des éléments fissiles. Alors que la création de cyber-armes très puissantes demande beaucoup moins de moyens. Quand je travaillais pour le président Obama, j’avais un téléphone exclusivement professionnel : je savais que dès qu’il sonnait, il s’agissait d’un coup de fil de la salle de crise de la Maison-Blanche me demandant où j’étais. Trois minutes plus tard, un van venait me récupérer à l’endroit précis pour me déposer dans un lieu sécurisé. Plus le temps passait, plus les menaces que nous recevions étaient liées à des cyber-attaques. Dans l’ensemble, je suis optimiste. Mais ce que j’ai pu entrevoir de plus sombre est lié aux cyber-attaques. Le monde est passé de la guerre froide à la guerre du code. Depuis les révélations d’Edward Snowden, vous savez que les États-Unis ont la capacité substantielle d’armer le cyber-espace. Les Chinois utilisent très régulièrement des cyber-armes pour voler des éléments de propriété intellectuelle et surveiller leurs citoyens. Les Russes les utilisent pour faire monter la tension. Ces capacités qui étaient entre les mains d’États arrivent désormais dans celles de groupes et d’individus. Le fait que la bombe nucléaire ait été seulement détenue par des États a sans doute évité une catastrophe. Mais le problème est que des citoyens possèdent aujourd’hui des cyber-armes. Et cela ne laisse pas présager un avenir radieux…
« On abandonne un petit peu plus de nos informations à des gens qui veulent gagner de l’argent avec »
Selon vous, la vie privée est morte. Le monde, avec ses petits secrets, est-il définitivement enterré ? La vie privée que j’ai connue à l’université a disparu – heureusement d’ailleurs qu’il n’y avait pas les réseaux sociaux quand j’y étais… Cette disparition va avoir des conséquences, dans un monde où tout est enregistré. Les normes vont changer. Quand j’étais étudiant, l’homosexualité était très mal acceptée, considérée comme un comportement déviant. Aujourd’hui, elle est acceptée. Les logiques évoluent. En 1992, quand Bill Clinton était en course pour la présidentielle, il avait affirmé ne pas avoir avalé la fumée d’un joint… À l’époque, les gens disaient que s’il l’avait avalée, il ne devait pas être président. 16 ans plus tard, Obama avoue qu’il a bel et bien fumé. Il a même dit avoir beaucoup fumé et aimé ça. Il a même dit avoir pris de la cocaïne. Et cela n’a pas eu d’impact dans sa campagne. Avec toute notre vie privée qui devient publique, les normes évoluent. L’aspect négatif, c’est que cela va être de plus en plus compliqué d’avoir une vie privée, alors que nous voulons tous en avoir une. Quand vous combinez cela aux cyberconflits, cela peut être très effrayant ! Aux États-Unis, il y a plusieurs cas d’agressions sexuelles après que les gens ont bu. Une application a vu le jour permettant à deux personnes d’officialiser leur consentement mutuel avant de passer à l’acte. Il y a même une extension sur iPhone permettant de contrôler l’alcoolémie. Ses créateurs étaient certainement remplis de bonne volonté lorsqu’ils l’ont développée. En lisant les conditions d’utilisation de l’application, je me suis aperçu que l’éditeur avait le droit de revendre ces données, y compris non anonymisées ! Imaginez les conséquences si jamais les données de cette application sont piratées : votre vie sexuelle serait exposée publiquement sur le web… Quand vous ne pouvez pas effacer « l’encre digitale », cela peut être dramatique. C’est pourquoi nous devons créer un nouveau régime pour la vie privée. On accepte tous les cookies, on accepte toutes les conditions d’utilisation sans les lire : en faisant cela, on abandonne un petit peu plus de nos informations à des gens qui veulent gagner de l’argent avec. Si vous êtes d’accord avec cela, pas de problème. Mais je veux que les gens sachent vraiment ce qu’ils abandonnent en échange de leurs données personnelles.
Selon vous, on ne peut pas se fier aux entreprises ni aux États. Que faire alors ? La solution passe par la gouvernance multipartite. Internet en est un bon exemple. Vous êtes-vous déjà demandé qui le contrôle ? À sa naissance, alors que personne ne connaissait encore la valeur qu’il aurait et que les États s’y intéressaient peu, il y a eu une gouvernance multipartite qui s’appelait l’ICANN [la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet est une société de droit californien à but non lucratif, ayant pour principales missions d’administrer les ressources numériques d’Internet, telles que l’adressage IP et les noms de domaines – Wikipédia]. Elle incluait des gouvernements, des personnalités académiques, la société civile et des sociétés. Tous amenaient des points de vue différents et c’était cela qui faisait sa force. Aujourd’hui, cela s’est un peu désorganisé, mais ça fonctionne encore et bien mieux que si l’on en avait laissé le contrôle aux seules entreprises ou aux gouvernements. Il n’y a pas de solution idéale, mais dans certains cas de figure, comme pour la vie privée, la gouvernance multipartite est ce que l’on fait de mieux, puisqu’elle se base sur la coopération, avec les gouvernements, le monde académique et la société civile autour de la même table.
« La diversité crée le meilleur environnement de travail et donne la meilleure productivité »
Dans votre livre [voir ci-dessous], vous expliquez que le développement est lié à la place des femmes dans la société. Comment favorise-t-on l’entrepreneuriat féminin et les carrières scientifiques ? Mon livre est « agressivement » féministe. Je suis persuadé que les meilleurs lieux de travail sont ceux qui ne sont pas dominés par le cliché mettant en jeu de jeunes Blancs spécialistes de la tech. La diversité crée le meilleur environnement de travail et donne la meilleure productivité. J’ai été un entrepreneur, j’ai toujours évolué dans ce milieu et je me suis toujours demandé : pourquoi avons-nous créé une culture si hostile aux femmes, où leur seule manière d’y arriver est d’agir comme un homme ? D’abord, les sociétés doivent s’ouvrir réellement aux femmes et ne pas se contenter de l’argument marketing. C’est une idiotie quand on entend toutes ces sociétés expliquant avoir embauché des femmes à des postes clés. Les femmes doivent intégrer les comités de direction, avoir des postes de dirigeants et l’on doit également développer des programmes de mentorat au sein des structures. Il faut aussi des règles très claires en cas de harcèlement en entreprise. Pour attirer les femmes dans la tech, il faut agir quand elles sont encore des jeunes filles : jusqu’à l’âge de 12-13 ans, les filles et les garçons possèdent les mêmes résultats. Puis, la participation des garçons devient plus importante et vers 17-18 ans, plus de garçons postulent à l’université. Il faut vraiment agir sur la tranche d’âge entre 18 et 20 ans, quand les filles deviennent des femmes, pour faire en sorte de susciter leur intérêt pour ces métiers. Historiquement, les sciences informatiques n’ont pas toujours été dominées par les hommes. Dans son livre, « Les innovateurs », Walter Isaacson montre le rôle essentiel des femmes dans les premières années des sciences informatiques : en 1982, le taux de femmes diplômées en sciences informatiques était plus élevé qu’aujourd’hui. Ça n’a pas toujours été une industrie dominée par les hommes. Dans les années 1940, 1950 et 1960, les pionniers étaient des femmes et elles occupaient une place plus importante. Pendant les années 1990, elles ont délaissé ce secteur, à cause d’une culture implicitement de plus en plus hostile aux femmes. Il faut totalement changer cela, étape par étape. Quand je travaillais au département d’État pour Hillary Clinton, je devais embaucher et tout le monde voulait nous rejoindre. Je me suis alors demandé quelles pouvaient être les femmes les plus qualifiées pour ces emplois. Aujourd’hui, ces femmes avec lesquelles j’ai travaillé sont parmi les plus influentes de la tech aux États-Unis, comme Katie Stanton, très jeune à l’époque, aujourd’hui membre du conseil d’administration de Vivendi. Il faut créer des espaces pour les femmes en adoptant toutes les mesures possibles, sans quoi cela n’est que du marketing.
Alec Ross
1971 Naissance aux États-Unis
1994 Diplômé en histoire à la Northwestern University
1996 Conseiller spécial du président de l’ONG Enterprise Foundation
2000 Cofonde l’ONG One Economy
2008 Conseiller du futur président Obama, en charge de la technologie et de l’innovation
2009 Conseiller principal en innovation du Département d’État américain
Alec Ross a parcouru une quarantaine de pays, sur tous les continents, pour rencontrer ceux qui transforment le monde et explorer les dernières avancées technologiques, économiques et sociales. Dans ce best-seller mondial, Alec Ross propose un tour du monde inédit de l’innovation, conjuguant récit documentaire et analyse économique pour décrire les bouleversements qui affecteront nos sociétés et nos modes de vie dans les dix prochaines années. Il passe au crible les technologies et les industries qui seront les moteurs de notre avenir économique (biotechnologies, crypto-monnaies, fintech, IA, cybersécurité…). Alec Ross révèle quelles sont les conditions pour parvenir à créer les prochains foyers de l’innovation et livre les meilleures stratégies à adopter afin de surmonter les défis économiques et sociaux qui nous attendent.
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