Dominique Wolton : « La communication, c’est la découverte de l’altérité »

Esprit libre, parfois à contre-courant, enseignant et auteur, Dominique Wolton, spécialiste des médias, travaille depuis longtemps sur la communication, privilégiant le fond sur la technique. Décortiquant la relation que nous entretenons, surtout les plus jeunes, avec la communication et ses supports, il livre une analyse originale des défis posés par la mondialisation, notamment en termes de cohabitation. Il n’y a selon lui qu’un seul véritable enjeu : la relation à l’autre.

Né en 1947, Dominique Wolton est directeur de recherche au CNRS, où il a fondé l’Institut des sciences de la communication en 2007 et créé la revue internationale Hermès. Cognition communication politique en 1988 qu’il dirige depuis. Il est président du Conseil de l’éthique publicitaire. Spécialiste des médias, de l’espace public, de la communication politique, et des rapports entre sciences, techniques et société, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Indiscipliné. La communication, les Hommes et la politique (Odile Jacob, 2012), Sauver la communication (Flammarion, 2005) et Penser la communication (Flammarion, 1997).

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Quel rapport entretiennent les jeunes générations avec la communication ?
Les 15-30 ans ont plongé à fond dans les techniques. Ils sont multi-connectés en permanence à Internet. Ils pensent que la technique est plus efficace que la communication humaine. Mais au fond, ce qu’ils recherchent derrière la technique, c’est la communication humaine. Toutes ces « prothèses » et interactivités, tous ces tuyaux ne sont que la continuation de l’éternelle recherche de l’être humain pour l’autre : « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui m’aime ? Ai-je des amis ? » J’ai envie de dire aux jeunes : « Vous croyez que ça sera plus facile avec les « tuyaux » ? Non. » De toute façon, il faudra les éteindre à un moment ou un autre pour se confronter à l’autre. Contrairement à l’idée reçue, c’est une génération ouverte sur le monde et pas fermée. Elle possède de nombreuses utopies à l’échelle individuelle et humaine. Elle recherche beaucoup la communication mais elle a cru que la communication technique serait plus facile que la communication humaine. Elle l’est, mais l’enjeu est, encore une fois, véritablement la communication humaine.

Qu’entendez-vous par « communication humaine » ?
Avec ou sans tuyau, le problème reste toujours le même, simplement la jeunesse se trompe un peu en passant des heures sur les réseaux sociaux. Certes, elle se dit facilement des choses, c’est un fait. La drague est plus facile pour elle – c’est une bonne chose – mais à un moment, on se trouve en face de l’épaisseur humaine de l’autre : il faut séduire, plaire, et tout ça n’a finalement pas trop changé. C’est beaucoup plus facile qu’autrefois d’entrer en contact mais l’épreuve de la communication, c’est l’épreuve de l’autre et cela prend énormément de temps. Cela produit un décalage incroyable entre la vitesse de ces tuyaux et la lenteur humaine. Celui-ci existera toujours ! Et si demain, les hommes seront encore plus multi-connectés, augmentés, avec des objets communicants, cela ne changera rien au fait qu’in fine, une relation affective demande du temps et de l’énergie. Cette jeunesse n’est pas moins utopique ou généreuse que les précédentes, elle est toujours intéressée par l’humanité, mais je lui conseillerais de dé-techniciser sa communication et l’humaniser un peu pour qu’il y ait moins de déception après. Là où on voit une grande lucidité, parfois désespérée mais pas toujours, c’est que cette jeunesse possède un très grand sens de l’humour, entre soi d’abord. Mais elle affiche également une certaine forme de dissociation vis-à-vis de la réalité. L’humour est toujours une forme d’intelligence et de désespoir face au monde extérieur.

Je trouve injuste le peu d’intérêt qu’on accorde aux jeunes en Europe.

Malgré ces nouveaux outils de communication, le rapport à l’autre n’a pas changé ?
Ce qui a changé, c’est qu’il y a un peu moins de conformisme. Par exemple, les rapports affectifs et sexuels sont plus faciles, hétéros ou homosexuels. Les filles, dans leur émancipation, sont plus directes et autonomes – finalement, ce sont plus les garçons qui sont perdus, car ils n’ont plus tellement de rôles d’identification. On parle plus facilement de tout et c’est un progrès. Il y a un peu plus de tolérance et moins de racisme. C’est l’un des aspects positifs de la mondialisation : les 15-30 ans sont plus tournés sur l’extérieur. La musique a été un formidable facteur d’émancipation, l’un des principaux même : elle a mélangé les goûts et ouvert les cultures d’une manière incroyable. Je répète souvent que nos pays n’aiment pas les jeunes et c’est scandaleux, surtout en Europe. Ils n’ont pas de travail, peu d’utopies, l’avenir de la mondialisation n’est pas facile et pourtant ils sont généreux : je trouve injuste le peu d’intérêt qu’on leur accorde. Quant aux mœurs, l’éclatement du modèle homme-femme classique n’est pas remplacé par grand-chose. Deux points positifs néanmoins : l’homosexualité est beaucoup plus admise et, en cas de séparation ou de divorce, les hommes ne laissent plus leurs enfants, ils revendiquent le droit d’être père alors que ça n’a pas été le cas pendant des siècles. Quant aux filles, leur situation n’est pas simple : elles n’abandonneront jamais l’émancipation – c’est très bien ainsi – mais du coup elles ont toujours deux vies et deux métiers. Le nombre des divorces a augmenté, c’est sûr, mais on a bouleversé tellement de choses en cinquante ans qu’il en faudra bien trente ou quarante pour les intégrer ! On ne reviendra jamais en arrière. La grande question est de savoir quand l’émancipation des femmes démarrée dans les années 1950 dans le monde capitaliste touchera l’ensemble du monde. Cela se fera, sans doute pas avec les mêmes modalités. En somme, ce n’est pas une génération qui a un destin facile. Elle est dans la consommation des techniques de communication, croyant que ça va l’améliorer.

Mais le rapport à la consommation a évolué, notamment avec l’émergence de l’économie du partage ?
La question du partage, par exemple avec le covoiturage, ne révolutionne pas du tout le capitalisme. On sort d’une logique du neuf et cela banalise les objets. Mais le design s’est développé et popularisé. Ikea est quand même une révolution culturelle, c’est un élément d’émancipation qui propose du beau pour pas cher. Le prix des voyages a baissé. La vision du monde change. À la limite, ce qui changerait le moins c’est qu’on continue à ne pas donner aux jeunes les clés de compréhension de la difficulté du rapport homme-femme. On est encore en train de prolonger des mythes (« Tu vas facilement rencontrer quelqu’un, ne t’inquiète pas… »), alors qu’en fait tout est très vite très compliqué. De toute façon, l’expérience ne se transmet pas – même si les adultes disent quelque chose, les jeunes ne l’entendent pas. Il y a trois mouvements que l’on n’arrêtera pas : l’émancipation des femmes, l’affirmation de l’homosexualité et celle de la tendresse des pères pour leurs enfants.

C’est l’un des aspects positifs de la mondialisation : les 15-30 ans sont plus tournés sur l’extérieur.

Selon vous, les nouvelles technologies ne sont pas finalement des révolutions…
Il faut savoir que lorsque que le téléphone, la radio et la télévision sont apparus, ce furent des révolutions extraordinaires. Le téléphone fut une rupture inouïe. Transporter le son à distance était inconcevable à l’époque. La fascination actuelle pour Internet et les réseaux existe uniquement parce qu’on n’a pas de mémoire culturelle. On aurait une mémoire, on se souviendrait que nos grands-parents étaient déjà fascinés à l’époque.

Ces nouveaux outils ne renforcent-ils pas le narcissisme et le repli sur soi ?
Le problème théorique posé par la mondialisation des techniques de communication, c’est que tout est fait aujourd’hui pour que les individus se regroupent plus facilement en communautés. Pourquoi pas ? Nous avons les mêmes goûts, nous nous retrouvons. Mais la question n’est pas de se regrouper avec des gens avec qui on partage des affinités. Elle est celle, plus importante, d’être capable de cohabiter dans une société dans laquelle on n’a rien à se dire. Le problème actuel vient plutôt du fait que la performance des techniques et le repli des gens sur eux renforcent une logique de communauté qui laisse entière la question de la cohabitation avec « les autres » ou celle du racisme, de l’altérité, etc. C’est le principal problème et l’enjeu politique : accepter la cohabitation.

Justement, allons-nous réussir à tous cohabiter ?
C’est le pari politique de la mondialisation. Pour l’instant, il y a un contresens sur la mondialisation. On a cru que c’était une ouverture sur le monde. Ce fut le cas après la chute du communisme : on a cru que la démocratie avait triomphé alors qu’en réalité, c’est le capitalisme. Il y a maldonne, car la mondialisation est celle du capitalisme. Et dans le capitalisme, la finance a absorbé l’économie. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation folle où la finance a absorbé l’économie qui a absorbé la politique. Si l’on veut que la mondialisation ne soit pas uniquement celle du capitalisme, avec des guerres culturelles – comme on le voit aujourd’hui -, il va absolument falloir remettre la politique au premier plan, que l’économie recontrôle la finance et que la politique recontrôle l’économie. Si cela ne se fait pas, il y a un risque terrible de désillusion et de guerre. Le paradoxe serait que les techniques de communication, contrairement à ce qu’on pense, ne rapprochent pas les hommes mais augmentent la haine. On se verra tous sur nos écrans, mais on n’aura rien à se dire car on n’aura pas la même couleur ni la même la gueule. À terme, c’est la guerre ! Si l’on ne veut pas que la technique soit un facteur de haine, il va falloir sacrément revisiter le politique et dire que l’autre a le droit d’exister. Pour l’instant, on n’y est pas !

On parle et on échange plus facilement. Cela ne signifie pas que l’on se comprend mieux.

Qu’est-ce que la communication actuelle révèle sur la société ?
Au niveau international, cette mondialisation des techniques, même si elle a beaucoup de défauts, comme la « peopolisation » ou la marchandisation, a comme effet positif l’ouverture. Les dictatures et les régimes autoritaires sont obligés de bouger. Cela ne veut pas dire qu’ils ne vont plus faire de contre-guerres, mais le monde fermé n’existe plus. La Chine peut encore contrôler son espace de communication, mais à terme elle ne le pourra plus. Mais une fois que c’est plus ouvert, comment est-ce qu’on cohabite avec l’autre ? Je n’arrête pas de répéter dans mes livres que la communication est une question politique. C’est la négociation avec l’autre, la cohabitation. Ce n’est pas la question des tuyaux ni du partage, car on n’aime pas tout le monde. Ce qui me plaît dans la communication, c’est qu’elle est un défi pour la démocratie. La communication est comme la démocratie : on n’est d’accord sur rien, mais on cohabite pacifiquement. La question centrale de la mondialisation pour demain, c’est de comprendre que la communication est un défi politique, pas technique ni économique. Si on ne contrôle pas les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), cela fera des industries impériales. Je ne comprends pas que l’on ne réalise pas que ces quatre industries sont mortifères si on n’arrive pas à les faire rentrer dans un système démocratique.

La communication actuelle n’est-elle pas plus marquée par l’émotionnel ?
On parle plus facilement et on échange plus facilement. Ce qui ne signifie pas que l’on se comprend mieux. Est-ce que l’émotion prend plus de place ? Pas sûr. Elle se dit plus facilement. Est-elle reçue authentiquement ? Pas sûr. Dire plus facilement les choses n’est pas forcément corrélé à l’émotion. Je suis frappé par l’immense langue de bois de la communication. Par exemple, les relations politiques sont plus ouvertes mais la langue de bois y est incroyable ! Quand on voit des images des années 1930 ou 1940, les hommes politiques étaient beaucoup plus naturels, même énormément plus, car il n’y avait pas toutes ces caméras et ces micros. Il se développe un voyeurisme assez ennuyeux. Ainsi, l’une des grandes catastrophes : ce sont ces grandes radios qui mettent des caméras dans leurs studios pour être sur les réseaux. C’est une bêtise ! La force de la radio, c’est précisément qu’on se parle et qu’il n’y a pas d’image. Mettre des caméras sous prétexte que les gens doivent vous voir sur les réseaux, c’est ridicule, ça n’a aucun sens. Si la radio est le premier média du monde, c’est à cause de la parole. On imagine l’autre.

Il faut arrêter de penser que sept milliards d’internautes, ça fera la paix.

Que pensez-vous de la méfiance grandissante vis-à-vis de l’information ?
C’est un paradoxe auquel personne n’avait pensé. On a cru pendant deux siècles que plus il y aurait d’informations accessibles, publiques et démocratiques, plus il y aurait de vérité. Nous sommes face à un réflexe paranoïaque. Les gens pensent que si on a un plus grand accès à l’information, c’est qu’on nous en cache plus. Tant qu’on n’accepte pas de réglementer les réseaux, ils resteront des magasins à rumeurs, fantasmes et paranoïas. La liberté, ce n’est pas seulement la liberté d’expression. La liberté d’expression, ce n’est pas la liberté de dire n’importe quoi. Que les réseaux augmentent cette liberté, c’est normal. Sans aucun contrôle, c’est débile. Toutes les opinions ne se valent pas, même si elles se valent en démocratie. Cette paranoïa vis-à-vis de l’information est une des mauvaises surprises. Elle ne développe pas la confiance. Il n’existe pas de liberté d’expression sans loi, limite ni contrôle. Dire que la loi est liberticide, c’est démagogique car c’est elle qui protège le plus faible. Pour les internautes, le problème va être d’admettre que la liberté d’information sur Internet nécessite des lois. Il y en a quelques-unes mais pas assez : la traçabilité est faible, les atteintes à la vie privée sont énormes, les manipulations considérables… On tombe sur une question de fond : la communication, tout le monde la déteste, alors qu’elle est centrale, pour la démocratie et toute société. Les élites ont une responsabilité écrasante dans ce désamour, car elles ont détesté la radio et la télévision alors que celles-ci ont été des facteurs d’émancipation énormes. Quand Internet apparaît, ces mêmes élites sont fascinées mais elles n’ont pas la mémoire de ce qu’a été la révolution de la radio, de la presse écrite et de la télévision. Les gens n’ont pas de points de repère et pensent qu’ils sont face à une révolution sans précédent. Il faut comparer, relativiser entre les cultures et arrêter de penser que sept milliards d’internautes ça fera la paix. Les techniques de communication ne changent pas l’homme, c’est la politique qui le change.

Comment enseigner la communication ?
En réhabilitant le concept. En expliquant qu’elle est plus complexe que l’information. L’information, c’est le message, la communication, c’est la relation. La grande question de la communication, c’est l’autre. C’est la plus grande question de l’humanité. La communication, c’est la découverte de l’altérité : comment arriver à négocier avec quelqu’un dont je rêverais qu’il me ressemble mais dont je découvre qu’il ne me ressemble pas !

Quel message souhaitez-vous délivrer aux étudiants en communication ?
Qu’ils ont raison de s’occuper de communication : c’est une dimension fondamentale dans les relations humaines, politiques, en entreprise. C’est indispensable dans la mondialisation. Dans la communication, le plus simple, c’est la technique. Le plus compliqué, ce sont les gens et les sociétés. La grande question du 21e siècle sera la tolérance. C’est un problème bien plus vaste que l’écologie. On peut se mettre d’accord pour sauver la planète, mais pour que les hommes cohabitent pacifiquement, c’est beaucoup plus difficile. Je leur dirais aussi que c’est ridicule de penser que la communication, c’est de la com’. Ce n’est pas vrai et même la « com’ », ce n’est pas facile à faire. On sous-entend souvent qu’il est facile de dire n’importe quoi aux gens. Mais ce n’est pas vrai ! Si on les baratine, ils ne vous croient pas. Contrairement à ce qu’on pense, on ne fait pas croire aux gens ce qu’ils veulent. Le récepteur est intelligent et critique, même s’il est analphabète. Il fait semblant d’être manipulé par la pub parce qu’au fond ça lui plaît. La communication est un concept aussi important que celui de démocratie, car il suppose la reconnaissance de la liberté et de l’égalité de l’autre. Dans ce cadre, il oblige à la négociation. Je dirais à tous les étudiants qui choisissent cette voie d’être curieux, tournés vers l’extérieur, ouverts et généreux. Je suis outré par ceux qui dévalorisent les métiers de la communication. Il n’y a pas de commerce, pas de politique, pas de sciences…, sans communication aujourd’hui. Soyez fiers de vos métiers et sachez résister à ces élites qui se prennent pour des savants alors qu’elles sont incapables de communiquer. Vous avez une longueur d’avance !

Contrairement à ce qu’on pense, on ne fait pas croire aux gens ce qu’ils veulent.

Comment envisagez-vous l’avenir ?
La haine de l’autre a toujours existé. Le problème avec la mondialisation et l’ouverture du monde, c’est que cela se voit plus facilement. Le vrai défi est d’apprendre à cohabiter et être tolérants. La richesse de l’humanité est sa diversité. Lentement, l’éducation progresse, même si elle ne signifie pas nécessairement paix et culture : la Seconde Guerre mondiale montre d’ailleurs que les peuples les plus sophistiqués peuvent se muer en barbares. Ce qui est certain, c’est que les techniques ne font certainement pas le bonheur. Je n’ai pas de pessimisme ontologique : l’homme est méchant et il est aussi capable d’amour et de tolérance. L’écologie, qui consiste à respecter la nature, permettra peut-être de comprendre que l’on a intérêt à respecter les autres civilisations. C’est la grande question de demain : il n’y a pas de civilisation mondiale, mais des civilisations qui cohabitent et apprennent à être curieuses les unes des autres.

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