« Les ingénieurs sont très courtisés et cela va durer »

Les ingénieurs ont la cote. Face aux grands défis mondiaux, sociétaux et environnementaux, les années à venir s’annoncent radieuses pour ces professionnels, particulièrement pour l’ingénieur français, dont les entreprises étrangères raffolent. Pour faire le point sur ces métiers, souvent méconnus du grand public, et comprendre leur importance, nous avons croisé les regards des quatre directeurs des écoles d’ingénieurs du Groupe : Véronique Bonnet (ESME Sudria), Joël Courtois (EPITA), Francis Pollet (IPSA) et Vanessa Proux (Sup’Biotech).

Véronique Bonnet et Joël Courtois

On évoque souvent ce métier sans vraiment en connaître sa réalité. Au fond, c’est quoi un ingénieur ?
Véronique Bonnet 
: « Ingénieur » est la qualification d’un professionnel qui agit dans le secteur technologique et dont le métier consiste à mettre le progrès technologique et scientifique au profit de l’homme et de la société.
Francis Pollet : C’est avant tout un professionnel reconnu dont la formation a été certifiée. C’est un diplôme typiquement français qui fait que, quelle que soit la formation, son niveau est garanti. C’est une énorme différenciation. L’ingénieur est le maître de sa filière professionnelle.
Joël Courtois : L’ingénieur, c’est aussi et d’abord un scientifique. Pas un scientifique éthéré, perdu dans ses équations, mais un technologue qui a l’obligation de savoir mettre en musique ses partitions, capable de créer, concevoir et produire ses idées. Toutefois, il ne se contente pas de mettre en œuvre des produits et des services : il en mesure aussi l’impact sur la société, la valeur commerciale, l’impact environnemental, l’éthique… On peut d’ailleurs regretter qu’il n’y ait pas en France d’ordre des ingénieurs comme c’est le cas au Canada ou au Liban.
Vanessa Proux : Un ingénieur peut occuper un poste sur la chaîne de développement d’un produit, procédé ou service innovant, que ce soit en recherche & développement, en production & qualité ou encore en marketing & technico­commercial. Être ingénieur ne se réduit pas à un seul métier, mais au contraire donne accès à une grande diversité de postes. Au cours de sa carrière, il pourra aussi évoluer d’une étape à une autre sur cette chaîne dans la mesure où, durant sa formation, il aura aussi acquis des compétences lui permettant de maintenir son niveau d’expertise et de se former tout au long de sa vie.
VB : Ce titre reconnu implique de fortes bases scientifiques, mais aussi éthiques, sociales, environnementales… Il existe un grand nombre d’ingénieurs, à la fois généralistes et spécialistes.
JC : La richesse de cette formation est qu’elle ouvre à un très large panel de métiers et d’univers, de la recherche, au développement en passant par le commercial ou la création d’activités.
VP : Les ingénieurs apportent ainsi l’innovation technologique de demain, vecteur incontournable de progrès et de solutions novatrices, tout en intégrant et maîtrisant les multiples autres facettes de ces problèmes, de plus en plus complexes, du développement durable. Ils intègrent dans le traitement des problématiques de terrain, auxquelles ils seront confrontés, les conséquences économiques, sociales et environnementales des choix qui seront opérés.

Quelles sont les qualités requises pour embrasser cette carrière ?
FP 
: La motivation et l’obstination !
VB 
: Aimer les sciences, la société. Être curieux des technologies et ouvert à l’international, avoir des qualités humaines. L’ingénieur ne travaille jamais seul, bien qu’on le caricature comme un individu isolé qui conçoit des choses dans sa cave… Un ingénieur collabore en équipe. Cette dimension est essentielle.
JC : Dans le numérique, j’ajouterais la capacité d’écoute et d’empathie. La particularité de ce secteur est que, finalement, très peu d’informaticiens améliorent l’informatique : on a coutume de dire que 95 % des ingénieurs améliorent le métier des autres. Particulièrement dans le numérique, on doit se plonger dans le travail des autres.
VP : J’insiste sur la curiosité et je compléterais avec la passion, la capacité d’adaptation et l’esprit d’initiative.
FP : Cette transversalité et cette capacité à comprendre le métier des autres sont essentielles. D’ailleurs, certains secteurs sont à la frontière de plusieurs disciplines. Par exemple, dans la cyber-­aéronautique : qui sera le plus qualifié entre un informaticien avec un vernis aéronautique et un ingénieur en aéronautique avec des notions de cyberdéfense ? Ce sont deux approches différentes. Un ingénieur est un futur chef, un animateur et un coordinateur de projets dans la dimension technique, humaine et financière.

Ceux qui transforment le progrès scientifique en solutions appliquées à la société, ce sont les ingénieurs.

Quelle est sa place dans la société ?
FP : Il y a encore 20 ans, on ne formait que 10 000 ingénieurs par an. Aujourd’hui, ils sont 40 000 alors qu’on en a besoin de 50 000. Nous savons que ces besoins vont augmenter. Nous faisons face à des difficultés qui vont considérablement se développer.
VB : Transition énergétique, transformation numérique, vieillissement de la population… Les grands défis de notre société font appel aux sciences. Ceux qui transforment le progrès scientifique en solutions appliquées à la société, ce sont les ingénieurs. De fait, ils sont de plus en plus demandés.
VP : En effet, la viabilité de nos sociétés et leur mode de développement sont aujourd’hui confrontés aux limites physiques et biologiques de la planète. La demande d’ingénieurs est en croissance, car les problématiques à résoudre sont multiples et urgentes : eau, énergie, maîtrise de la pollution, évolution du climat, équilibres Nord-Sud, maintien de la biodiversité, santé humaine…

Les attentes des entreprises vis-à-vis des ingénieurs changent-elles ?
FP 
: Le niveau d’exigence est toujours très élevé ; ce sont des cadres supérieurs. Ce qui change, c’est que les ingénieurs arrivent de plus en plus jeunes sur le marché du travail. On leur demande d’être plus opérationnels plus rapidement. Avant, on était généralement accompagné par un parrain et le processus d’intégration était plus long.
JC
 : Auparavant, les ingénieurs avaient un profil de super techniciens, tandis que des diplômés d’écoles de commerce et de management dirigeaient généralement les équipes sans forcément connaître la technique. Aujourd’hui, on demande à l’ingénieur d’assurer la gestion et le management de son équipe, de recruter. On lui demande des comptes financiers. L’ingénieur est de plus en plus complet – c’est d’ailleurs ce qui explique le succès de ces études. Il ne peut plus être qu’un pur scientifique. Nous prévenons d’ailleurs nos futurs étudiants : ils seront amenés à étudier du marketing, de la communication…
VB : À l’ESME Sudria, les entreprises louent à la fois le côté transversal de nos diplômés et leur expertise dans un domaine technologique. Les capacités techniques et scientifiques ont toujours constitué la base et l’origine du métier. Puis la formation s’est enrichie. Il y a d’abord eu l’exigence de l’anglais et de l’international, car l’ingénieur était très en retard sur le sujet. Aujourd’hui, on pousse sur les capacités managériales et de gestion, mais il y a forcément une limite à cela !
VP : Les entreprises demandent aux ingénieurs une polyvalence plus forte et la capacité à s’autoformer et à monter en compétences. On leur demande également d’intégrer les évolutions de notre société, notamment avec la digitalisation et les enjeux réglementaires, ces derniers pouvant avoir un impact sociétal important surtout quand on travaille sur du « vivant ».
JC : C’est le « syndrome des RH » qui veulent des généralistes spécialistes et des spécialistes généralistes. En raisonnant à court terme, on veut un spécialiste du poste et plus tard, quand la mission est remplie, on veut un hypergénéraliste…
FP : Les technologies se sont complexifiées. Dans l’aéronautique, un commercial connaissant les systèmes pouvait vendre un avion. Aujourd’hui, c’est impossible, l’avion est devenu trop compliqué. L’acheteur va négocier sur chaque partie, chaque système de l’avion. Il vaut mieux donc faire face à un ingénieur pour discuter.

La pédagogie par projets est devenue le cœur de la formation.

Francis Pollet et Véronique Bonnet

Comment évoluent vos formations ?
FP
 : La pédagogie par projets est devenue le cœur de la formation. C’est un formidable outil pour apprendre le travail d’équipe. Ce qui change beaucoup, ce sont les étudiants à qui nous devons expliquer plus souvent à quoi servent certaines matières. Et ils sont désormais totalement acteurs de leur parcours.
VB
 : Nous avons mené une réforme très importante au niveau de notre pédagogie qui pourrait se résumer par un mot : décloisonnement. Au départ, nos élèves suivaient une formation générale et pluridisciplinaire autour de nos quatre grandes composantes technologiques (électronique, informatique, réseaux et énergie), puis ils choisissaient un domaine et s’y spécialisaient totalement à la fin de leur parcours. Tout était hyper cloisonné : les labos et les intervenants n’échangeaient pas forcément entre spécialités. Les étudiants étaient ensemble seulement au début de la formation et ne travaillaient pas en commun. Aujourd’hui, même s’il y a toujours un choix de majeure, toutes les composantes de l’école travaillent de concert. Les projets de fin d’études sont de plus en plus souvent développés par des équipes mixtes.
JC : Alors que nos spécialités sont toutes dans le numérique, nous avions également ce problème de cloisonnement. C’est pourquoi nous avons réuni nos 7 laboratoires spécialisés au sein de deux grands espaces pour les amener à collaborer. C’est un changement long à faire accepter, mais il se met progressivement en place. Aujourd’hui, tous développent des applications et cela implique de fait un dialogue entre labos. Mais il est vrai que les spécialités ont tendance à créer des chapelles au sein des promotions.
VP : Tout comme pour mes confrères, la pédagogie par projet est au cœur de la formation déployée par Sup’Biotech, dès ses débuts, dans la mesure où nous sommes la plus jeune des quatre écoles d’ingénieurs du Groupe IONIS. Nous avons notamment le programme des Sup’Biotech Innovation Projects (SBIP) qui se déploie de la 2e à la 5e année du cursus avec des jalons à franchir. Ce programme repose sur le cheminement « une idée, un concept, un projet ». L’idée doit être une réponse à un besoin actuel non encore résolu dans les biotechnologies ou un futur marché de niche, basée sur une rupture intellectuelle. Ces innovations sont le fruit de l’imagination des élèves ingénieurs qui travaillent dessus en équipes. Nous avons aussi lancé des initiatives comme les jeux de rôle pour accompagner nos élèves à travailler leur savoir-être auquel les entreprises accordent de plus en plus d’importance.

Pour former de futurs ingénieurs, nous avons besoin d’un niveau minimum en mathématiques.

Qu’est-ce qui fait la force de l’ingénieur français ?
VB
 : La robustesse et l’étendue de sa formation.
FP : Oui, c’est ce grand écart. Sans fondamentaux, un avion ne vole pas et sans innovation il ne se vend pas. Cette gymnastique intellectuelle n’est pas si facile à mettre en place, car elle touche au comportement et à l’ouverture d’esprit. Aux États-Unis, il existe des ingénieurs de niveau équivalent, mais ils sont uniquement spécialisés dans le cœur de métier, car la formation est en silos. Les ingénieurs français sont très prisés à l’étranger, mais on s’en rend peu compte ici. La plupart de nos étudiants qui partent pour leur semestre à l’étranger dans des pays anglo-saxons y retournent directement après leur diplôme… Les grands groupes leur font les yeux doux.
JC : Justement, cette capacité de l’ingénieur français à être transversal, sa polyvalence, peut déstabiliser le fonctionnement anglo-saxon en silos. La méthode américaine pousse à une hyperspécification des postes.
VB : Ce qui participe à sa renommée, c’est l’exigence de sa formation et le fait qu’elle soit normée. Du point de vue de l’école, cela est contraignant, mais nous oblige à progresser et à nous remettre en question. Ce label est une vraie garantie, mais le « revers de la médaille », c’est qu’il norme un peu les diplômés qui ont des caractéristiques communes. Cette très grande exigence garantit la grande valeur des diplômés.
VP : Sa culture scientifique complète et solide couplée à la maîtrise d’outils de travail collaboratifs, sa capacité à prendre en charge des phénomènes complexes et à proposer des solutions et enfin son sens de l’éthique.

Quel impact va avoir la réforme du baccalauréat sur vos écoles ?
JC
 : Le bac ne contient désormais plus de mathématiques. C’est l’élève qui va lui-même choisir la spécialité maths. Le gros danger est un appauvrissement de la culture scientifique de nos futurs candidats. Je ne vois pas comment on peut intégrer une école d’ingénieurs sans disposer de solides bases en maths. Faudra-t-il une mise à niveau pour les intégrer ? 
VB
 : Cette situation est assez paradoxale, car le rapport Villani [sur l’intelligence artificielle remis en mars 2018] encourageait l’enseignement des sciences…
JC
 : On est en quelque sorte passé d’un extrême à l’autre. Jusqu’à présent, on encourageait les élèves à suivre un bac scientifique, car il ouvrait un maximum de portes. Désormais, la normalité est de ne plus faire de maths !
VP : Je ne peux pas cacher mon inquiétude sur le possible impact de la réforme du bac sur les prérequis attendus pour les formations d’ingénieurs. Nous avons besoin de profils de lycéens généralistes en sciences (mathématiques, informatique, physique, chimie…) et intégrant aussi les sciences du vivant pour Sup’Biotech. Avec la prochaine réforme, j’ai l’impression que le nombre de candidats ayant ces profils va drastiquement se réduire ! Et, de plus, cela va fermer des portes d’orientation à des jeunes qui ne savent pas toujours ce qu’ils veulent faire comme métier à 18 ans…
FP : Pour former de futurs ingénieurs, nous avons besoin d’un niveau minimum en mathématiques. On ne peut pas partir de rien. Ça va être très compliqué et cela va réduire le nombre de candidats.
VB : Soit nous recruterons uniquement des élèves qui auront pensé et voulu faire des maths au lycée, soit nous allons devoir « reboucher les trous »… Nous réfléchissons actuellement, comme toutes les formations supérieures, à la meilleure manière de nous adapter.
FP : On risque de voir des jeunes en terminale se rendre compte trop tardivement qu’ils ne pourront pas intégrer l’école de leur choix.
JC : Quand on voit le nombre de lycéens en terminale qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire, on peut s’inquiéter d’un choix à positionner dès la classe de seconde… Jusqu’à présent le mécanisme qui consistait à dire « tout le monde reste » leur ouvrait un maximum de portes. Maintenant, s’ils n’ont pas fait le bon choix en seconde, c’est foutu.

VAnessa Proux

Comment favoriser le plus grand attrait des filles pour les métiers et les études d’ingénieur ?
VB
 : Il faut donner plus de sens et expliquer. Nos parcours autour de la santé et des énergies renouvelables les attirent, car elles peuvent se projeter très concrètement et s’imaginer développer des solutions innovantes dans ces secteurs. Il leur faut des exemples concrets qui donnent du sens.
FP : Oui, les modèles sont importants, mais elles semblent peu intéressées par certains domaines.
VB : Il y a effectivement des secteurs qui les intéressent moins. Surtout, les filles s’autocensurent beaucoup !
JC : C’est une question très complexe pour nous. Chaque année, nous avons l’impression que les choses changent. On reçoit de plus en plus de filles aux journées portes ouvertes, mais finalement le nombre de candidates au concours d’entrée évolue assez peu.
FP : L’usine 4.0 – ultra clean dans laquelle on gérera une palanquée de systèmes – attirera bien plus les femmes. Je pense qu’il faut laisser le temps au temps, mais nous avons passé le cap où les filles peuvent déjà se projeter dans nos métiers.
VP : Je vais plutôt rester en retrait sur cette question, car à Sup’Biotech, de par la présence des sciences du vivant dans notre programme, nous avons plus de 65 % de filles parmi nos effectifs étudiants !

C’est désormais aux entreprises de leur faire face avec leurs caractéristiques.

Comment s’écrit l’avenir de l’ingénieur ?
JC
 : En termes de métiers, d’opportunités et d’applications, les besoins ne font que croître. On ne voit pas la demande baisser entre les nouveaux besoins, les nouvelles technologies et le papy-boom : il y a de belles années d’activité garanties. En parallèle, les mentalités vont évoluer, notamment sur les femmes. De nouveaux talents vont arriver et ils vont créer de nouvelles opportunités en s’impliquant dans les processus. 
VB
 : Les ingénieurs sont très courtisés et cela va durer longtemps. Ils vont donc pouvoir faire ce qui leur plaît. Si le contexte ne leur plaît pas, ils partiront à l’international. La voie entrepreneuriale est de plus en plus choisie. Cela correspond à ce besoin de sens et les étudiants s’imaginent de moins en moins dans de grands groupes.
FP
 : Les nouvelles générations sont de plus en plus volatiles ; elles zappent beaucoup. Certains refusent des CDI alors qu’on n’aurait jamais imaginé une telle situation il y a quelques années. On assiste à une inversion de la demande. 
VP
 : De récentes études réalisées par IPSOS pour les secteurs des biotechnologies et de l’aéronautique ont confirmé les besoins croissants en ingénieurs dans les années à venir, pour accompagner le développement des entreprises. Mais il est vrai que ces mêmes entreprises sont dorénavant confrontées à la forme d’esprit des nouvelles générations, qu’elles doivent concilier avec les attentes du marché, et nos écoles sont là pour aider les futurs ingénieurs à atteindre cet objectif.
VB : Les entreprises en prennent conscience et réfléchissent de plus en plus à comment les attirer et les retenir. Cette situation ne va pas s’arrêter.
JC : Ce n’est pas récent, du moins dans l’informatique, où ces problèmes de zapping se rencontraient déjà il y a 10 ans. Quand un ingénieur en informatique reste 5 ans dans une société, il a bien souvent le sentiment d’en avoir fait le tour. C’est aux entreprises d’inventer de nouveaux challenges pour leurs ingénieurs…
FP : Alors que nous avons déjà du mal à pourvoir la demande, la digitalisation fait apparaître de nouveaux métiers.
VB : Depuis des années, nous avons adapté nos formations à ces nouvelles générations. C’est désormais aux entreprises de leur faire face avec leurs caractéristiques. La difficulté pour les entreprises est qu’elles sont dirigées par des individus qui n’ont pas le même âge… C’est pourquoi la proximité entre écoles et entreprises est essentielle. Nous avons un rôle clé à jouer dans ce qui se passe, notamment dans la fuite de nos talents.

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