« Une réelle évolution des mentalités »

Justine Boulanger est intervenante à XP Paris, où elle enseigne le narrative design et le community management. Depuis des années, elle est engagée en faveur d’une meilleure représentativité des femmes comme avatars dans les jeux, mais aussi au sein de la communauté vidéoludique – un univers jusqu’alors majoritairement masculin et misogyne. Membre de l’association Women In Games, elle a consacré une partie de ses études à la question et poursuit son engagement à travers ses cours. Si les lignes ont bougé depuis une dizaine d’années, il reste encore beaucoup à faire…

Comment a commencé votre « combat » ?
À la base je suis une grosse « gameuse » : depuis des années, je joue aux jeux vidéo, suis rôliste (pratiquante du jeu de rôle, sur table et en ligne) et fais également du cosplay. Ce sont parmi les trois pires domaines dans lesquels on peut croiser le sexisme ! Notamment dans les jeux de rôle en ligne où j’ai été personnellement confrontée à des cas de harcèlements dont certains sont allés très loin, avec des menaces physiques. Tout au long de ces années de souffrance, j’ai toujours voulu comprendre : je n’embêtais personne, je voulais simplement jouer, mais je me rendais compte que ça attisait l’envie et la jalousie. Mais surtout, je me demandais pourquoi les autres femmes ne prenaient pas ma défense, alors que dans un monde très masculin, on pourrait facilement se soutenir. Je me suis retrouvée face à une marrée de filles agressives – parfois plus que les hommes. Toutes ces interrogations ont fait que j’ai voulu me pencher un peu plus sur le sujet.
En Master, j’ai donc ensuite consacré mon mémoire de recherche au genre féminin dans les jeux vidéo, en m’intéressant aussi bien aux personnages qu’aux joueurs dans la vraie vie. En faisant mes recherches, j’ai découvert l’association Women In Games que j’ai très rapidement rejointe en tant que membre active. C’est d’ailleurs en donnant une conférence à l’ISEFAC Bachelor, que j’ai découvert le Groupe IONIS, puis XP. Aujourd’hui, je fais toujours partie de l’asso, mais j’y consacre moins de temps, notamment en raison des cours que je donne à XP.

C’est un milieu d’hommes : la première console portable s’appelait « Game Boy », ce qui est quand même très parlant !

Quelle place occupe la femme dans les jeux ?
Le principal élément est qu’il y a un amalgame entre l’avatar et la femme dans la réalité. C’est un milieu d’hommes : la première console portable s’appelait « Game Boy », ce qui est quand même très parlant ! En étudiant les titres, on remarque plusieurs phases. La première, c’est qu’il n’y a aucun personnage féminin, que des avatars masculins. Puis, elles apparaissent, mais ce sont des personnages secondaires, comme Peach, la princesse de Mario. Elles n’existent que comme faire-valoir de certaines qualités des personnages masculins de premier plan, comme le courage ou la bravoure. À l’époque, la princesse ne servait à pas grand-chose, il fallait la sauver car elle n’était pas capable de se défendre seule. Vient une troisième phase, une évolution qu’on remarque dans les jeux de combat : le personnage féminin est utilisé dans des quêtes, mais elle sert surtout à exciter la testostérone des hommes, en jouant sur un vieux poncif qui fait vendre : le sexe. À partir de là, il y a une débandade de titres, en Occident – hormis le Japon, car c’est un marché très particulier, un cas à part – avec l’apparition de personnages avec des formes généreuses et des microshorts, comme Lara Croft. Certes, elle fut la première héroïne, mais elle n’a pas été conçue pour une identification d’une femme à une femme, juste pour titiller les garçon – c’est une nuance importante. Pour certains, Metroid est le premier titre dont une femme était le héros, mais on ne l’apprenait qu’à la fin , elle ne parlait jamais et portait une armure asexuée.
Puis, on entre dans une nouvelle période pendant laquelle les développeurs décident de sortir de la femme impuissante, ou très sexy, et se demandent enfin comment toucher 50 % des joueurs, qui sont des joueuses : naissent alors les personnages féminins auxquels les filles peuvent s’identifier. Cela ne fait pas très longtemps, puisque cela a débuté dans les années 2010. On commence enfin à voir émerger une pluralité d’héroïnes, imaginées en profondeur et mises en valeur par leurs caractères, leurs pensées, ainsi que leurs choix politiques et amoureux. Alors, la femme n’est plus « hypersexualisée »…
Aujourd’hui, on peut citer Ellie (The Last of Us), Aloy (Horizon Zero Dawn) ou le titre Dragon Age : Inquisition, qui contient plus de personnages féminins, très mis en avant : elles sont guerrières, assassins, femmes politiques, magiciennes… Ce tournant s’illustre aussi dans la série Diablo. Dans le troisième volet, le monstre principal, qui n’est nul autre que le diable, après avoir été un personnage bourré de muscles comme un catcheur, s’incarne dans un corps féminin. C’est l’une des premières fois où l’antagoniste majeur d’une licence à succès se retrouve avec des traits féminins, sans être hypersexualisé. C’est un monstre féminin reconnu pour sa puissance et sa terreur.

Où en est-on maintenant ?
Il reste beaucoup de choses à faire. Ces premières avancées ont eu un effet miroir ; elles ont permis de faire avancer l’image et la place des femmes dans l’industrie. Car, au fond, qui est mieux placé qu’une femme pour créer des personnages féminins ? Jusqu’alors, il y avait très peu de femmes dans l’industrie vidéoludique. Et aussi de nombreux scandales, comme celui d’un gamer se faisant passer pour une femme dans l’Overwatch League. Dans les tournois et les concours, il y a encore beaucoup de problèmes de discrimination et de sexisme. Surtout aux États-Unis, avec une très forte misogynie quand une fille vient dans une compétition. Mais les choses avancent. En France, il n’y a plus de babes dans les salons de jeux vidéo, comme ce qui se faisait lors des rendez-vous automobiles. 

Si on critique cette violence, que doit-on dire de ce qui se passe au cinéma ? Il ne faut pas oublier que ça ne reste que des jeux, dans lesquels on joue à la guerre, au policier et au bandit…

Au-delà des questions sociétales, aussi légitimes soient-elles, comment les éditeurs de jeux ont-ils pu ignorer si longtemps une grande partie de leur clientèle ?
Si, ils l’ont fait, mais pas intelligemment ! Après l’arrivée de Lara Croft, ils se sont enfin dit qu’ils pourraient s’emparer de cette part de marché, mais ils ont développé des jeux « dédiés », de vétérinaires ou de couture… C’est une grosse erreur, car en tant que fille, je ne veux pas ça !

Pourquoi les jeux semblent-ils être plus violents ?
Ce n’est pas le cas. C’est juste une impression : il n’y a pas plus de violence qu’avant. Mais comme on parle plus des jeux vidéo, on pense qu’ils sont plus violents. Il y a notamment plus de publicités. C’est une question de visibilité : on sait plus ce qu’il se passe au sein des jeux qu’auparavant. Certains jeux, sexistes à mort et misogynes, comme Duke Nukem, Mortal Kombat ou Doom étaient très violents. Maintenant, on est confrontés au politiquement correct : quand on sort un produit ou un titre, il ne faut plus froisser personne – les jeux vidéo n’en sont pas exempts. Si on sort un jeu avec une héroïne lesbienne, il faut marcher sur des œufs. Comme Wolfenstein The New Order, un univers uchronique dans lequel les nazis ont gagné la Seconde Guerre mondiale. On doit désormais veiller à ne froisser personne… Cette violence dans les jeux vidéo a toujours existé. Et si on critique cette violence, que doit-on dire de ce qui se passe au cinéma ? Il ne faut pas oublier que ça ne reste que des jeux, dans lesquels on joue à la guerre, au policier et au bandit…

Cette manière d’aborder le secteur sous le prisme du genre, la transmettez-vous à vos étudiants, en particulier dans vos cours de narrative design ?
Oui, le sujet dépasse largement mon engagement personnel. C’est une véritable question de société : le jeu vidéo amène à se projeter et s’identifier à travers un personnage – de façon plus forte que dans la littérature ou le cinéma –, aussi bien au niveau physique, mental ou qu’émotionnel. Cela pousse sans cesse à s’interroger sur la manière d’améliorer le monde de demain. Car les réflexions que se posent les joueurs, ils vont être amenés à les avoir dans la réalité. Et vice-versa. Le jeu vidéo est un véritable miroir de notre société actuelle. Si des gamers, y compris masculin, se révoltent contre les pauses sexuées de Tracer dans Overwatch, c’est qu’ils considèrent que ce n’est pas respectueux, à la fois vis-à-vis de la femme et du personnage lui-même, qui ne se limite pas à son physique. Ça prouve une réelle évolution des mentalités. C’est ce que j’essaie de montrer dans mes cours. Je les amène à réfléchir à toutes ces questions.

C’est une véritable question de société : le jeu vidéo amène à se projeter et s’identifier à travers un personnage – de façon plus forte que dans la littérature ou le cinéma –, aussi bien au niveau physique, mental ou qu’émotionnel.

Même si la route est encore longue, les choses vont quand même mieux ?
Oui, bien sûr, ça va de mieux en mieux. Je ne dis pas qu’il faille mettre des femmes dans tous les jeux. J’ai un plaisir immense à jouer avec des avatars masculins – c’est d’ailleurs comme cela que j’ai commencé. Mais j’apprécie le fait qu’il y ait des femmes et surtout qu’elles soient au même niveau que les hommes. Dans Cyberpunk 2077, il y à la fois des prostitué(e)s et de la nudité, cela touche autant les femmes que les hommes. On peut discuter de l’intérêt de ce monde-là, mais au moins il est paritaire !
Si les mentalités avancent et les affaires de sexisme sortent de plus en plus, il y a encore du chemin pour que la parole soit totalement libérée. Encore trop de gens pensent qu’un jeu vidéo est un simple passe-temps dans lequel on se ficherait de la place de la femme ou de l’homme. Il faut bien comprendre que le jeu vidéo est un média extrêmement utilisé et convoité, notamment en France. Il est aussi impactant que le cinéma, et est même devenu la première industrie culturelle mondiale. Les parents doivent aussi faire attention aux PEGI, qui ont un sens : on ne fait pas regarder un film d’horreur à des enfants, il en va de même avec les jeux vidéo.

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