Sébastien Stenger est enseignant-chercheur à l’ISG. Il vient de recevoir le Prix « Le Monde » de la recherche universitaire 2016 pour sa thèse « Pourquoi travaille-t-on dans un cabinet d’audit ‘Big Four’ ? Fonctions du système ‘up or out’ : contrôle, compétition et prestige social ». Il y explique comment les grands cabinets (les ‘Big Four’), qui ont imposé leur modèle anglo-saxon sur le marché de l’audit, ont aussi imposé leur organisation du travail. Celle-ci influence le déroulement des carrières ainsi que la nature du métier substituant à l’image du professionnel expert en comptabilité, celle d’un entrepreneur élitiste davantage motivé par des considérations de prestige.
Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
Étudiant issu de classe préparatoire littéraire, je suis rentré, un peu par le hasard des concours et des rencontres, à HEC. En parallèle, j’ai continué des études de philosophie. Cette thèse était une manière de rapprocher ces deux univers, les sciences humaines et le commerce. À HEC, nombre de mes amis ont rejoint ces grands cabinets dans lesquels ils travaillaient souvent plus de 80 heures par semaine. Pour cette thèse, je me suis fait recruter par l’un de ces cabinets pour mieux comprendre ce qu’il s’y passait à l’intérieur.
En quoi le modèle de management de ces entités est-il particulier ?
Les « Big Four », ces grands cabinets de conseils internationaux (Deloitte, EY, KPMG et PricewaterhouseCoopers) qui offrent une multitude de services aux grandes entreprises, possèdent un poids économique très important en France et à l’étranger. Une de leurs spécificités est leur modèle de management, « up or out » : il consiste à sélectionner chaque année les meilleurs salariés pour les faire passer au grade supérieur. Les auditeurs sont ainsi classés les uns par rapport aux autres. Les meilleurs montent dans la hiérarchie tandis que les moins bons sont invités à quitter l’entreprise. Ce système de management, assez particulier, peut créer de la motivation avec une grille hiérarchique très structurante, mais il peut aussi être source d’inquiétude, d’incertitude et de frustration.
Quels sont les effets d’une telle organisation du travail ?
Pour réussir dans ces cabinets, les compétences techniques sont importantes, mais certains savoir-être sont tout aussi centraux. En interne, cette organisation du travail favorise une vie courtisane, plus marquée encore que dans d’autres entreprises. Pour y réussir, il faut être repéré, avoir bonne réputation et nouer de bonnes relations. L’un des effets pervers est que ces cabinets ne sont paradoxalement pas les meilleures entreprises pour s’épanouir, dans les premières années, en tant que professionnel passionné par l’audit. La culture élitiste qui y règne fait que le contenu du travail devient secondaire au profit du goût de la compétition et du relationnel commercial.
L’attrait pour les « Big Four » n’a-t-il pas diminué auprès des jeunes diplômés ?
Il y a toujours eu des modes. L’audit était très en vogue dans les années 1990, puis le conseil et la finance dans les années 2000. Aujourd’hui, la vie d’entrepreneur est très en vogue et lancer sa start-up prestigieux. Mais cela ne remet pas en cause le poids économique de ces cabinets d’audit. Ils peuvent d’ailleurs adopter ces nouveaux codes (les horaires de travail plus flexible, le télétravail…) pour recruter. Mais Ce sont eux qui font toujours « circuler » l’élite des cadres. Leur poids et leur attrait restent toujours très forts, et les passerelles subsistent : pour les entrepreneurs déçus dont la start-up n’a pas décollé, ces cabinets constituent une filière importante pour revenir à la grande entreprise
Qu’est-ce que ce fonctionnement enseigne sur le système économique actuel ?
Ces cabinets sont importants car ils garantissent la confiance dans notre système économique. Ma thèse souligne que certains aspects de ce modèle anglo-saxon qui s’est imposé (il existe un modèle français fait de petits cabinets dominés par ces grands acteurs mondiaux) peuvent affaiblir l’éthique professionnelle des auditeurs. La division très poussée du travail, l’orientation commerciale, l’importance de l’avancement hiérarchique tendent à pousser les salariés à se comporter comme des joueurs, des compétiteurs, aux dépends de leur véritable métier et de ces enjeux ? Plus globalement, cela donne à réfléchir sur les élites économiques et leur rapport au travail, dans un contexte où la défiance vis-à-vis de celles-ci n’a jamais été aussi importante.
- « Pourquoi travaille-t-on dans un cabinet d’audit ‘Big Four’ ? Fonctions du système ‘up or out’ : contrôle, compétition et prestige social » de Sébastien Stenger (Presses Universitaires de France, à paraître)