Cet été, l’EPITA a changé de statut juridique pour devenir une société à mission et se doter d’une raison d’être. Philippe Dewost, son nouveau directeur général, et Claire Lecocq, sa directrice générale adjointe et directrice de l’EPITA Paris, reviennent sur cette évolution nécessaire pour renforcer l’ambition de l’école de former des ingénieurs aussi compétents que responsables dans un monde en quête de sens.
L’EPITA a changé de statut au 1er juillet. Est-ce que cela change quelque chose pour ses futurs ingénieurs ?
Claire Lecocq : Fondamentalement, cela ne change rien, dans le sens où nous avions déjà pris des engagements sur la réussite du plus grand nombre et pour l’égalité des chances, la maîtrise de notre impact écologique sur notre environnement… Ce que ce nouveau statut change, c’est le fait que nous mettons désormais à l’écrit tous ces engagements et que nous les partageons avec toutes nos parties prenantes, qu’elles soient internes (les étudiants, les professeurs, le personnel, les industriels qui participent à la vie de notre école…) ou externes (les parents, nos partenaires…). En devenant une société à mission, l’EPITA accepte d’être auditée sur ses engagements et les mesures mises en place. Nous nous dotons de « thermomètres » pour suivre de la manière la plus objective possible les actions que nous menons.
Philippe Dewost : Affirmer une raison d’être est une démarche que l’on a vu se déployer dans nombre d’entreprises, notamment dans le monde industriel, mais elle est encore rare dans l’univers de l’enseignement supérieur. Voir donc une école comme l’EPITA emboiter le pas et s’engager à son tour est donc particulièrement intéressant et très porteur de sens car c’est dans les écoles que se forment et se préparent celles et ceux qui feront le monde de demain. Nous avons d’ailleurs une responsabilité immense envers les étudiants : nous devons leur donner tous les outils pour changer le monde dans les 20-25 années qui viennent. C’est dire si nous occupons un rôle déterminant dans la vie professionnelle qui sera la leur, notamment pour les premières années ! Et le fait de tenir ces engagements devant eux, en tant qu’école, avec le corps enseignant et nos partenaires industriels, c’est aussi une façon de réitérer tout notre soutien et notre volonté de les voir s’épanouir. Au fond, une société à mission ne fait qu’expliciter nos engagements et rendre mesurable et auditable un certain nombre de principes qui relèvent non pas du bon sens, mais de la sagesse. On se rappelle et on rappelle devant tout le monde que l’on s’engage à se comporter humainement et décemment, en faisant attention à notre environnement et aux autres, à prendre soin de ce qui nous entoure et nous dépasse. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’on le pose sur le papier. Et le faire dans une école avec plusieurs générations qui se côtoient, c’est vraiment porteur de sens.
Claire Lecocq : Devenir une société à mission nous a permis de nous requestionner sur la façon dont nous allions former nos étudiants à ces enjeux de développement durable et de RSE et sur les dispositifs déjà mis en place. Cette réflexion nous a amenés à renforcer notre programme en créant justement quatre nouvelles Mineures dédiées à ces sujets : « Tech for good », « Éthique du numérique », « Créer son entreprise responsable » et « Management interculturel ». Expliciter l’implicite rend toujours service aux individus comme aux organisations !
Pour mesurer ses actions, l’EPITA s’est justement dotée d’un comité de mission. Qui le compose ?
Claire Lecocq : En termes de surveillance, d’audit interne et externe de ce qu’on fait, ce comité de mission est essentiel. Il est composé de toutes les parties prenantes de l’école, avec toutes les compétences du personnel – enseignants-chercheurs, membres de l’équipe administrative –, mais aussi des étudiants du Cycle préparatoire et du Cycle ingénieur comme des personnalités du monde économique et social. Toutes ces personnes vont nous aider à observer ce qu’on fait, suivre les indicateurs, critiquer les points à améliorer et donc nous aider à progresser dans cette démarche.
Voyez-vous aussi cela comme un bon moyen de donner aux EPITéens un avant-goût supplémentaire du fonctionnement d’une entreprise ?
Philippe Dewost : Ce n’est pas la vocation première, dans le sens où, quand les EPITéens terminent leur cursus, ils sont déjà prêts et opérationnels, d’où le fait qu’ils soient autant appréciés et sollicités par les acteurs du numérique. Avant de se renouveler, notre école était déjà connue pour ne pas avoir de difficultés à « placer » ses diplômés dans les entreprises ! Toutefois, il y a bien une continuité : s’embarquer dans cette aventure de la société à mission ne va faire que renforcer cette vision. Reste que l’EPITA est une entité à part – j’ai été frappé de constater cela lors de ma prise de fonction au 1er octobre. C’est d’abord une école dans laquelle entrent des élèves et sortent des diplômés chez qui on a, d’une certaine manière, amplifié le talent. C’est ensuite une entreprise, avec un compte de résultat, des devoirs vis-à-vis de ses actionnaires et parties prenantes… Et c’est enfin un lieu de vie. L’expression de notre rôle de société à mission prend son sens à travers ces trois facettes, certaines mesures amorcées étant liées à l’une d’elle ou à plusieurs en même temps.
Claire Lecocq : Quand Philippe arrive à l’EPITA avec sa culture de l’entreprise et ses nombreuses expériences passées, il apporte avec lui deux valeurs clés qui, je le pense, vont permettre à l’école de progresser encore davantage et valoriser ses actions : la confiance et la culture du résultat. Prenons un exemple : en optant pour le bon matériel, nous sommes parvenus à diminuer par quatre la consommation électrique de nos salles machines. C’est un exemple parmi d’autres, sauf que, comme nous n’avions pas de tableau de bord jusqu’à présent, nous ne pouvions pas partager cette avancée avec nos parties prenantes afin de les rassurer sur notre engagement. Ce genre de publications va instaurer une plus grande confiance en nos différentes actions. La culture du résultat va nous apprendre à collectivement mesurer et observer ce que nous faisons, pour définir ensuite des marges de production sur nos différents chantiers.
Quelques jours avant de devenir une société à mission, l’EPITA signait l’accord de la COP2 Étudiante. Cette dernière va-t-elle aussi nourrir les nouvelles ambitions de l’école en matière de développement durable et sociétale ?
Claire Lecocq : Bien sûr ! La COP2 Étudiante est un formidable réservoir à idées ! C’est le fruit d’une construction collective à laquelle nous participons, menée par des milliers de participants et nourrie de propositions faites selon les écosystèmes et territoires de chacun. Cette approche collaborative est d’une grande richesse et permet de puiser de nombreuses initiatives. Il faut donc s’en inspirer et encourager nos étudiants à en faire de même pour imaginer de nouvelles contributions à mener avec l’école. On peut dresser un parallèle avec, par exemple, notre contribution historique au logiciel libre : l’intelligence collective est un levier extraordinaire pour faire progresser nos institutions.
Face à la crise climatique, certains secteurs de l’économie sont pointés du doigt pour leur nature particulièrement énergivore et le numérique n’est pas épargné – on se souvient d’articles abordant, par exemple, l’empreinte carbone des e-mails ou présentant les Data Centers comme des ogres énergétiques. Cela ne rend-il pas encore plus stimulant ce challenge de repenser l’ingénieur de demain ?
Philippe Dewost : En fait, on se trompe souvent de question. Bien sûr, il existe un enjeu colossal autour de la sobriété numérique, que l’on doit aussi associer à l’enjeu psychique sur les usages, mais on ne peut pas décorréler du sujet le débat sur l’énergie. D’où vient cette énergie ? Quelles sont ses sources et quel est leur mix ? Provient-elle du nucléaire ? Ces questions sont nécessaires et, comme le montrent le débat relancé par le gouvernement et le rapport récent de RTE sur le nucléaire, il est impossible de faire l’impasse dessus comme il n’est pas logique de résumer sommairement le numérique à une simple source de pollution. Cela reviendrait à oublier les avancées essentielles qui se font au quotidien, très souvent grâce aux ingénieurs. Prenons l’exemple des infrastructures de calcul des Data Centers : des progrès colossaux ont été réalisés depuis quelques années, notamment autour du gâchis d’électricité ! J’ai d’ailleurs eu l’excellente surprise de voir que l’EPITA était à la pointe dans ce domaine avec une sélection des infrastructures de ces Data Centers qui va justement dans le sens d’une très grande sobriété énergétique. Au fond, il convient de ne jamais perdre de vue le sens de ce qu’on fait et c’est tout l’intérêt d’une société à mission qui sait toujours ce pour quoi elle agit et dans quel contexte.
Claire Lecocq : Dès lors que l’on a compris que l’on ne pouvait pas avoir une croissance infinie dans un monde fini comme le nôtre, il devient évident que nous devons avoir une consommation raisonnable et raisonnée de l’énergie. Deux modèles de société s’offrent à nous : l’un prônant la décroissance et le retour à la nature, l’autre continuant à miser sur la modernité. Et pour cette seconde option, le numérique représente une, si ce n’est la solution, tant au niveau collectif qu’individuel. Aujourd’hui par exemple, le numérique permet déjà de mesurer et maîtriser de manière extrêmement précise et performante la consommation électrique de son logement. Dans un futur proche, le numérique sera aussi au premier rang pour faciliter l’émergence de solutions de cotransports et permettre le délaissement des trajets via les voitures individuelles. Le numérique tend à rendre la société plus responsable et à garantir un réel confort de vie. Récemment, on peut aussi se souvenir combien il nous a permis de rester connectés, de continuer à faire société et de tourner l’économie malgré tout en pleine crise sanitaire. Il faut avant tout le voir comme la solution et non le problème !
Un autre challenge important est celui de la mixité dans le monde de l’informatique, un combat que l’EPITA a fait sien depuis longtemps avec notamment la création du Trophée Excellencia, le programme Amazon Future Engineer ou encore les actions de ses associations étudiantes. Est-ce que cette évolution va vous permettre d’amplifier cette volonté de changement ?
Claire Lecocq : Étant une femme, je me sens particulièrement concernée par cette problématique. Cependant, j’ai encore du mal à comprendre son existence : pour moi, c’est une absurdité qu’il y ait si peu de femmes dans ce domaine. C’est d’autant plus absurde que l’informatique doit historiquement beaucoup aux femmes ! En effet, au début de l’informatique du 20e siècle, tout ce qui était jugé comme compliqué et difficile – le bas-niveau, les composants… – se destinait aux hommes, d’où la présence du mot « hard » (dur) dans « hardware ». Et ce qui était jugé comme facile – et donc « soft » (doux), à savoir les automatismes de calculabilité, était pour les femmes. Le « software » était donc avant tout un domaine de l’informatique fait pour les femmes ! Depuis cette époque, nous avons assisté à un renversement de situation assez extraordinaire… C’est assez incompréhensible, surtout quand on sait que ce manque de diversité touche principalement les sociétés occidentales et que nous manquons manquent cruellement de femmes scientifiques et d’informaticiennes. Alors, oui, l’EPITA va encore renforcer ses actions et continuer de soutenir ses associations qui agissent pour changer les mentalités. Je pense notamment à Prologin qui, avec ses stages GirlsCanCode!, fait un travail formidable en montrant ce qu’est le développement logiciel aux jeunes filles afin qu’elles puissent envisager une carrière dans ce domaine. Et cela fonctionne : certaines de nos étudiantes actuelles ont justement participé à GirlsCanCode! quand elles étaient encore collégiennes ou lycéennes. D’un point de vue institutionnel, nous voulons pouvoir mettre à l’honneur encore plus de femmes inspirantes et rôles modèles, avec de nouvelles conférences, un cycle d’événements dédiés à la place des femmes dans le numérique, etc. Et nous souhaitons aussi renforcer nos systèmes de bourses et d’aides pour encourager les jeunes femmes à rejoindre les bancs de notre école.
Philippe Dewost : Je rejoins Claire sur le sujet. Et puisque l’on parle de femmes inspirantes, j’ai en tête deux d’entre elles que n’importe quel ingénieur, homme ou femme, se devrait de connaître ! La première, c’est Margaret Hamilton : sans elle, l’Homme n’aurait jamais posé le pied sur la Lune. On lui doit le succès de toutes les missions Apollo habitées. Et c’est tout de même incroyable de se dire que ses programmes n’ont rencontré aucun bug – même aujourd’hui, cela reste une performance de premier plan et je mets au défi n’importe quel ingénieur de tenter d’en faire de même ! La seconde est, elle, beaucoup plus récente, puisque j’ai eu le plaisir de la rencontrer lors de la dernière cérémonie de remise des titres de la promotion 2020 de l’EPITA. Il s’agissait de Victoria Guehennec, Major de sa promotion avec des résultats exceptionnels ! Victoria Guehennec et Margaret Hamilton ont cette capacité de montrer à toutes les jeunes filles que l’informatique est un domaine dans lequel elles excellent, qu’elles peuvent s’autoriser à se lancer et à oser. Parce que le premier blocage à faire sauter, c’est celui de la permission. Mais ce n’est pas le seul axe de travail à mener. Il y a aussi la question de la sécurité de l’environnement dans lequel la mixité et la parité vont pouvoir se faire. Tant que les étudiantes ne représenteront que 10 à 15 % d’une promotion, elles se sentiront forcément très minoritaires et elles auront besoin d’être encore plus sécurisées qu’elles ne peuvent parfois l’être aujourd’hui. C’est pour cette raison que nous voulons accentuer ces démarches de sensibilisation, de prévention et d’assistance autour de tout ce qui touche aux violences sexuelles et sexistes. Bien sûr, ces violences ne touchent pas uniquement les filles, mais elles nécessitent une vigilance particulière pour tous les groupes minoritaires numériquement. Quand vous êtes la minorité dans la masse, vous vous sentez nécessairement plus oppressés. Il faut absolument que les jeunes filles qui s’autorisent à rêver d’informatique et à s’épanouir dans un futur métier d’ingénieure puissent le faire en tout sécurité.
Claire Lecocq : Au-delà de la mixité, toutes les formes de diversité doivent être soutenues, en particulier dans l’enseignement supérieur. Une école devrait normalement être un lieu où peuvent se croiser toutes les cultures, toutes les tendances, toutes les classes sociales… Et nous allons justement travailler pour ouvrir encore davantage l’EPITA à plus de diversité sociale et culturelle. Les diversités sont une vraie chance : plusieurs études et rapports ont déjà montré qu’une équipe plurielle créait en général 30 % de valeur de plus qu’une équipe sans diversité. Le programme Amazon Future Engineer nous permet justement d’agir en ce sens et nous allons poursuivre nos efforts. Pourquoi pas, par exemple, nous inspirer de GirlsCanCode! afin de proposer gratuitement à l’avenir des cours de code aux collégiens de quartiers défavorisés situés dans les villes de nos campus ? Quand on grandit dans un milieu difficile où l’on ne parle pas du numérique ni d’ingénierie, on peut ne pas imaginer pouvoir intégrer l’EPITA. Cela doit changer.
Cette notion de diversité est d’autant plus importante dans l’informatique car elle influe aussi sur la création des algorithmes et leur utilisation pour le plus grand nombre. Il ne faudrait pas que les futures intelligences artificielles reproduisent des stéréotypes de genre, entre autres.
Philippe Dewost : On en revient aux raisons qui nous poussent à agir, à faire les choses. Pour quoi ? Pour qui ? Dans quel but ? Avec quel sens ? Cela me fait penser à un exemple autour de l’intelligence artificielle appliquée à l’alimentation, un besoin simple et commun à l’ensemble de la population mondiale. Aujourd’hui, grâce à l’IA, une société comme Sun’Agri est capable de piloter le degré d’ombrage de certaines plantes en fonction de leur maturité, de la température, de l’hydrométrie, du stress dans lequel elles sont quand elles poussent, etc. D’après les premières estimations, cela permet d’économiser entre 20 et 30 % d’eau ou d’accélérer la croissance de la plante d’un facteur à peu près équivalent. Là, la quête de sens est perceptible ! Et le champ d’application choisi dès le départ permet, de facto, de limiter le nombre de biais !
Claire Lecocq : La diversité est une richesse ! C’est aussi ça, le message que nous cherchons à faire passer à l’EPITA depuis toujours. Ce n’est pas pour rien si nous sommes une des premières écoles à avoir souhaité confronter au plus tôt ses étudiants à un choc culturel via l’obligation du semestre à l’international, dès la 2e année du cursus. Vivre dans un autre pays durant six mois, c’est comprendre qu’il y a d’autres cultures que la sienne, apprendre à interagir et travailler au sein de ces diversités. Et quand on est ingénieur, on doit être en mesure de pouvoir intégrer des points de vue parfois radicalement différents du sien. C’est une expérience très enrichissante.
Finalement, à quoi ressemblera l’ingénieur EPITA en 2030 ?
Claire Lecocq : Ce sera d’abord une personne très ouverte, à la fois aux autres et à l’international. L’ingénieur de demain sera créatif et agile : il questionnera en permanence ses façons de faire, ses techniques, et intégrer toute cette diversité au profit des projets qu’il aura à développer, en intégrant les enjeux sociétaux humain et de développement durable.
Philippe Dewost : Pour ma part, je ne sais pas encore ce qu’il fera, mais je sais déjà qu’il saura pour quoi il le fait !