Titulaire de trois doctorats, enseignant, consultant et essayiste (son ouvrage Libérez votre cerveau ! est un grand succès en librairie), Idriss Aberkane s’est fait connaître pour ses travaux sur l’économie de la connaissance et les neurosciences. À 31 ans, ce brillant touche-à-tout, parfois contesté, qui a déjà tenu plus de 160 conférences à travers le monde, manie les mots et les concepts avec dextérité. Il ne s’interdit aucun sujet, quitte à parfois nager à contre-courant. Rencontre avec un électron libre qui pense que l’éducation de demain reste encore à inventer.
> Grand Entretien extrait du IONIS Mag n°37
Que faudrait-il changer pour mieux apprendre ?
Nous sommes entrés dans le 21e siècle avec une éducation du 19e. Notre éducation est avant tout industrielle. Ken Robinson en parle beaucoup mieux que moi. Selon lui, l’éducation a un gros avantage – et il ne faut surtout pas la renier ni la révolutionner, mais la faire évoluer –, c’est qu’elle peut « servir deux millions de couverts » par jour, et même plus que ça, en France. Elle repose sur le mode du fast-food : pour servir autant de couverts, il faut réduire la carte. Pour servir deux millions de clients dans un restaurant, on ne peut pas avoir 150 000 entrées. C’est impossible et tout le monde se retrouve donc avec le même plat. Cette éducation actuelle n’est pas faite pour l’épanouissement de l’élève, mais pour le produit intérieur brut (PIB). Évidemment, aucun politique, dans aucun discours, ne dira que l’éducation renie l’épanouissement. Mais de facto, en observant la situation de la façon la plus détachée et objective possible, force est de constater que l’épanouissement n’est absolument pas un objectif de l’éducation. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle produit autant de dépressifs – on le voit avec les grandes écoles… Son objectif, c’est le PIB, pas le bonheur.
Pourquoi l’objectif de notre éducation n’est pas le bonheur ?
Notre éducation, en particulier dans le cas français, ne doit pas oublier ses origines coloniales. Avant d’être le ministre de l’Éducation obligatoire, Jules Ferry était le ministre des Colonies, père de « la mission civilisatrice ». Avoir une masse alphabétisée, éduquée, c’est au début un facteur de révolution. Mais passées les trois révolutions françaises et sous la IIIe République, c’est un facteur de puissance. Avec une forte population éduquée, une nation est puissante. Dans les manuels d’histoire-géo, on considère que l’attribut de la superpuissance, c’est une grande population éduquée et un grand territoire maîtrisé. « Maîtrisé » signifiait que l’on avait à disposition une grande population éduquée pour faire les voies de chemin fer, les ouvrages d’art, pour faire du télégraphe… L’éducation est un instrument de puissance. Malheur au pays qui va entrer en contact avec un autre pays qui est plus éduqué que lui. C’est pour cela que le Japon a paniqué à l’idée de monter une éducation industrielle et de sortir du fédéralisme, à l’ère Meiji. Tous les pays qui se sont industrialisés vite possèdent une éducation brutale, à l’exception notable de l’Allemagne. Elle avait une tradition avec le Gymnasium, où les élèves sortaient davantage, notamment l’après-midi. Tous les pays qui se sont industrialisés à la hâte ont une éducation brutale, violente, où il y aura des morts et où tout le monde ne peut pas réussir, avec une colonne de décantation. À la maternelle, on n’a que des camarades, puis en sortant on a une colonne : « Toi, tu seras polytechnicien, toi centralien, toi technicien de surface… » C’est le rôle de notre éducation actuelle.
Le territoire français est un espace dans lequel on se méfie les uns des autres.
Comment qualifier le système français ?
C’est un système de défiance. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Alain Peyrefitte et les auteurs du très bon livre La société de défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit. Effectivement, depuis François Ier, depuis même la guerre de Cent Ans, voire la guerre des Gaules, le territoire français est un espace dans lequel on se méfie les uns des autres : il faut un pouvoir centralisé qui va aller vérifier tout de suite si la périphérie fait bien ce qu’on lui demande. Et l’Éducation nationale dérive de cela. Elle est ultracentralisée, avec une bureaucratie énorme, à l’opposé des systèmes finlandais, islandais, suisse et singapourien, qui sont parmi les meilleurs au monde. Ces systèmes sont très peu bureaucratisés, nullement politisés. Quand on fait une réforme, on ne se pose pas la question de savoir si elle est de droite ou de gauche, on se demande juste si elle fonctionne. En France, on va tout de suite commencer à se demander de quel bord elle est. Ici, la réforme est immédiatement sous les feux des projecteurs politiques. Cela pose des problèmes énormes et noie le débat dans des préoccupations inutiles pour les enfants. Les enfants ne sont pas politisés. La seule question doit être : est-ce que ça marche ?

Pour Jules Ferry, l’objectif est de faire de l’Éducation nationale un instrument de pouvoir, d’abord colonial : il faut qu’on dise « nos ancêtres les Gaulois », de Cayenne à Pointe-à-Pitre. Comme dans Tintin au Congo pour le cas belge : « Je vais vous parler de votre beau pays, la Belgique. » Il faut donc que l’Éducation nationale dise la même chose. Pour cela, le professeur n’a pas de marge de manœuvre. Il a un programme et ne rend aucun compte à ses élèves. S’il est aimé de ses élèves, cela ne contribue en rien à sa carrière. Je suis bien placé pour le savoir : j’avais les meilleures évaluations de tous les masters à Centrale, mais cela n’a absolument pas fait avancer ma carrière, bien au contraire. En France, le professeur rend des comptes à sa hiérarchie. Et s’il emmerde ses élèves, tant mieux, l’important, c’est que sa hiérarchie l’apprécie. Le meilleur exemple est Céline Alvarez : elle apprend à lire, écrire, compter et diviser à ses élèves de maternelle. Elle fait quelque chose de remarquable et on lui dit d’arrêter, car elle ne suit pas les programmes. C’est à cela qu’on mesure une bureaucratie : on la reconnaît au fait que la procédure est plus importante que le résultat. C’est ce que l’on a vu avec Céline Alvarez. Elle a un résultat extraordinaire, mais on lui reproche de ne pas avoir suivi la procédure. Elle explique qu’elle fait réussir ses élèves, on lui explique qu’elle ne suit pas les règles… C’est la marque des grandes bureaucraties et c’est le souci de notre éducation actuelle. Pour comprendre ce problème, il faut donc faire l’inventaire des origines politiques et – n’ayons pas peur des mots – coloniales de notre Éducation nationale. Il faut quand même lui reconnaître sa capacité de masse, sa capacité à servir des millions de couverts chaque jour.
L’éducation idéale, c’est le mentor. Le mentor donne beaucoup d’attention et de temps, car il a très peu d’élèves, voire un seul.
Si tant est qu’elle existe, quelle serait l’éducation idéale ?
L’éducation idéale, c’est le mentor. Le mentor donne beaucoup d’attention et de temps, car il a très peu d’élèves, voire un seul. Il doit y mettre quelque chose de personnel – l’inverse de la bureaucratie qui demande de ne surtout pas mettre du personnel dans la relation éducative. Si le professeur renie son caractère humain, il est normal que les élèves le fassent aussi. Un bon mentorat, dans l’histoire de France, est celui de Léonard de Vinci avec François Ier. La situation est idéale, c’est la « Rolls de l’éducation » : François Ier est le roi de France, il a forcément raison et devant Léonard de Vinci il suit le protocole. Il n’est pas au-dessous son professeur, mais au-dessus. C’est donc au professeur de faire l’effort et il va ramer, car ce n’est pas rien de capter l’attention du roi de France… Il doit faire face à la guerre, aux galanteries de palais, participer à la chasse, aux repas… Mais Léonard de Vinci est un autodidacte, génie de la pédagogie. Il n’avait pas fait l’université, ne faisait partie du monde académique de son temps ni du mouvement mourant de l’époque, la scolastique. Il ne fut d’ailleurs jamais reconnu comme humaniste de son vivant, car il ne maîtrisait ni le latin ni le grec. Mais il avait monté ses propres méthodes et a pu déployer son génie pédagogique avec François Ier. Il va l’influencer à tel point que celui-ci créera le Collège de France, dont la devise est « Docet omnia ». Certes, Léonard de Vinci, c’est l’éducation idéale, mais cette éducation coûte cher. Seul le roi peut se la payer : ergonomie maximale, démocratie minimale. Notre système éducatif se trouve à l’opposé : ergonomie minimale, voire nulle, démocratie maximale. Comment concilier les deux ? L’éducation idéale devrait prendre le meilleur de ces deux mondes. Ce n’est pas un hasard si la Finlande essaie aujourd’hui de copier les espaces de chez Google pour ses maternelles. Il est vrai que les EdTech, qui sont libérées des préoccupations politiques, sont pragmatiques et proposent des moyens d’enseignement qui n’ont pas été expérimentés par l’Éducation nationale. Pour expérimenter quelque chose, le projet doit passer 25 commissions et être validé en moins de 4 ans. Si un ministre reste à l’Éducation nationale pendant 5 ans, c’est le bout du monde. Je n’ai jamais connu un ministre reconduit sur deux mandats en France. Dans le système éducatif, il faut un principe de subsidiarité : il faut que les départements, les rectorats, les circonscriptions, etc., aient plus d’autonomie. Une fois que l’on sera d’accord sur une charte et une constitution de l’Éducation nationale qui garantit le respect de valeurs fondamentales essentielles, il faudra que les établissements aient la liberté de tester de nouvelles pratiques. C’est comme cela que l’on innove, en ayant un grand nombre d’établissements pour tester. C’est ce que font les Suisses qui n’ont pas peur de l’échec. Et quand ça ne marche pas, ils le disent. Mais pour avouer qu’on s’est trompé, il faut être dépolitisé. Plus une réforme sera politisée et moins il sera admis qu’elle échoue.
En France, le professeur est marqué à la culotte : on ne lui fait pas confiance, il faut vérifier qu’il ne fasse pas de bêtises…
Il faut aussi mettre l’élève et le professeur au cœur du projet.
Oui absolument. Du temps de Jules Ferry – j’insiste et c’est Henri Guillemin qu’on ne peut accuser d’être de droite qui le dit –, l’objectif était politique. L’élève n’était pas au centre de la réforme de l’instruction obligatoire, c’était le PIB et la puissance. Il faut arrêter de mettre le PIB au centre. Il faut mettre l’élève et le professeur au centre. Un prof épanoui donnera de bons cours. Mais comment mesurer son épanouissement en notes administratives, en avancement ? La carrière de Céline Alvarez a été bloquée. Et le pire, c’est que les responsables de ce blocage ne rendront jamais de comptes à personne. Ils resteront anonymes, mais en bloquant sa carrière, ils ont bloqué une réforme éducative salutaire. Leur devoir était de lui faire un pont d’or et ils ne l’ont pas fait. L’histoire les rendra responsables de cet échec. En France, le professeur est marqué à la culotte : on ne lui fait pas confiance, il faut vérifier qu’il ne fasse pas de bêtises… Il n’a pas de comptes à rendre à ses élèves, seulement à sa hiérarchie. Elle observe que les élèves réussissent, qu’ils aient leur bac, mais c’est tout. Si le professeur est aimé des élèves, en général, c’est un désavantage pour sa carrière, alors que la relation professeur-élèves est essentielle.

Vous parlez souvent du « désir de conformisme du cerveau ». Comment justement ne pas être « déformé » par les études ?
Dans mon livre, je parle – et c’est une des choses qui m’ont été le plus reprochées – de « neuro-fascisme » : cela se définirait comme un monde où le cerveau ne sert plus qu’à la productivité. Ce monde-là je l’ai vécu en thèse, où l’on devient un data zombie : la vie personnelle, les ambitions, les rêves n’existent plus. Nous ne sommes là que pour « pomper » de la donnée, comme un Shadock, afin que le laboratoire l’exploite. Et c’est tout, on devient un cerveau sur un bâton. C’est ce qu’explique très bien Matthew Crawford, qui parle de revenir à un peu plus de travail manuel, d’arrêter de renier l’existence de notre corps. Un monde où le cerveau ne sert plus qu’au PIB, c’est un monde neuro-fasciste. J’adore Elon Musk et ce qu’il fait, mais Neuralink nous amène droit dans cette direction, car il souhaite fusionner l’homme avec les machines. Il veut que l’on pense comme elles, au lieu de les amener à penser comme nous. Désormais, il y a des intelligences artificielles qui peuvent passer des tests de QI. C’est génial, mais sont-elles plus intelligentes que nous ? Non, elles sont incapables de faire une mayonnaise, un nœud de cravate ou de survivre dans la nature. Cela devrait faire réfléchir sur le caractère obsolète d’un test de QI. C’est une mesure, mais elle n’est pas fiable pour évaluer le niveau intellectuel, la créativité ou l’intelligence d’une personne. Pour sortir de tout cela, il faut admettre que l’être humain est plus grand que toutes ses créations. Et c’est quelque chose de profondément subversif ! Allez expliquer à une grande école qu’elle est grande par l’humain. L’homme a la fâcheuse tendance à créer des systèmes pour s’en servir lui et il finit par les servir eux. Il a créé les grandes écoles pour se grandir, mais il finit par dire que ce sont elles qui le grandissent : « Je ne serai pas grand si je ne passe pas par l’une d’entre elles. » C’est faux ! Les êtres humains sont beaucoup plus grands que n’importe quel établissement. Ces institutions ne sont que des grains de sable par rapport à l’humanité. Chaque humain est un ambassadeur de l’humanité. Comme le disait Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » Les plus grandes écoles sont à son service, certainement pas l’inverse. Cette inversion des valeurs fait qu’aujourd’hui les gens s’autocensurent et se rabaissent face aux écoles, alors qu’elles ne sont que des restaurants de connaissances. Elles ont la charge de dresser de bons plats, d’innover dans la façon dont elles les dressent, de changer leur carte, de faire consommer un maximum – c’est une bonne chose –, mais avec plaisir, certainement pas comme une corvée.
Le but de l’enseignement, c’est d’épanouir la personne, mais surtout pas de lui dire ce à quoi elle doit ressembler.
Pourquoi les écoles ne remplissent-elles plus cette fonction ?
Elles sont devenues arrogantes et elles se permettent, aujourd’hui, de rabaisser leurs élèves ou leurs impétrants – ce qui est pire encore – alors qu’elles ne le devraient pas. Si le cordonnier qui a fait mes chaussures m’avait expliqué que mes pieds devaient être à la forme de celles-ci, je lui aurais répondu qu’il ne connaissait pas son métier : mes pieds, je vais les garder beaucoup plus longtemps que ses chaussures dont je me débarrasserai dans quelques années quand elles seront usées. Ce n’est donc certainement pas à mes pieds de s’adapter aux chaussures. Ainsi, ce qu’on accepte pour nos pieds on ne l’accepte pas pour notre cerveau ? L’Habeas corpus, l’idée selon laquelle on ne peut pas être emprisonné sans jugement, la Magna Carta…, chaque individu est responsable de son identité intellectuelle, certainement pas l’Éducation nationale ou toute autre forme d’éducation. Le but de l’enseignement, c’est d’épanouir la personne, mais surtout pas de lui dire ce à quoi elle doit ressembler.
D’autant plus qu’on ne peut pas réussir sans être épanoui…
Bien sûr. Dans un monde ultracompétitif, il faut rappeler la fameuse phrase d’Oscar Wilde : « Soyez vous-même, les autres sont déjà pris. » C’est si vrai. Comme l’adage populaire : « Plus tu cherches à rentrer dans le moule, plus tu finis par ressembler à une tarte. » La vie notée est à la vraie vie ce que le cheval de bois est au vrai cheval : tu peux apprendre beaucoup de choses sur un cheval de bois, mais tu peux aussi exceller sur un vrai cheval sans être passé par un cheval de bois. Nous devons absolument donner la préséance au vrai cheval. Le problème est que la vraie vie échappe à la quantification. Nous vivons dans un « règne de la quantité ». Bien évidemment l’école et les notes nous rassurent, comme la quantification et les métriques, mais ça nous réduit. L’être humain est une mesure en lui-même. C’est à lui de mesurer le monde avec son humanité. Il faut créer une métrique humaine, mais c’est à l’être humain d’étendre les métriques, certainement pas aux métriques de réduire l’humain. C’est ça la révolution humaniste. Nos métriques doivent évoluer pour prendre en compte l’être humain. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut revenir à cette sagesse-là : l’humain est plus grand que toutes ses créations et on ne saurait l’enfermer dans aucune d’elles.

Quelles seraient les études supérieures idéales ?
Un cadre où l’on apprend dans la seule perspective d’appliquer immédiatement ce que l’on vient de voir, avec un taux de correction très élevé, comme dans les ateliers de la Renaissance. Les jeux sont excellents pour apprendre, précisément parce qu’ils ont un taux de correction élevé. Dans la nature, plus un animal est intelligent, plus il joue. Cette corrélation a été démontrée, comme un lien de cause à effet. Prenons l’exemple d’une copie d’examen : vous n’aurez ses corrections que deux semaines plus tard, hors contexte, en ayant complètement oublié ce que vous avez écrit dessus. Dans le jeu, vous avez deux corrections par seconde – c’est donc beaucoup plus efficace pour apprendre. C’est ce qu’on trouvait dans les ateliers de la Renaissance. On y voyait du mentorat et des élèves dont on considérait que l’excellence consistait à pouvoir enseigner. Dès qu’un élève maîtrisait un domaine, il devait l’enseigner à son tour, car le maître avait d’autres choses à faire. Il avait donc des contremaîtres. Quand on apprend dans la perspective d’enseigner, on apprend beaucoup mieux et plus vite. Dans ces ateliers, il y avait des livrables. L’école doit être un atelier dans lequel on créé, pas un environnement artificiel, ni un lieu froid et aseptisé où l’on apprend pour apprendre. Il faut apprendre avec un objectif précis. C’est comme cela qu’ont appris les meilleurs humanistes, comme Léonard de Vinci à l’atelier de Verrocchio : des coupoles, des engins de chantier, des ponts…
Les idées évoluent plus vite. C’est une très bonne chose. Mais notre éducation n’est pas prête pour cela.
Comment enseigne-t-on l’innovation ?
Avec un problème. C’est la Harvard Business School qui a introduit des études de cas. Il faut savoir qu’auparavant, on enseignait les affaires d’un point de vue purement théorique. Ici, on adore la nage au tabouret : on apprenait à nager sur un tabouret. Il fallait passer un examen pour ensuite toucher l’eau… C’est toute la bureaucratie qui se met entre l’individu et le réel. L’eau, c’est le réel, elle était là bien avant l’éducation, comme la liberté d’y plonger dedans… Nos ancêtres apprenaient ainsi, sans permis. Puis l’État est arrivé avec son ego pharaonique, avec une patente voulant mettre un monopole dans l’interaction entre les hommes et le réel : sans permis, tu ne peux pas le faire. Je pense ainsi au titre d’ingénieur… Aux États-Unis en ont-ils un ? On peut y exercer des professions d’ingénierie sans avoir étudié l’engineering. Léonard de Vinci n’aurait jamais eu le titre, alors que c’était le meilleur ingénieur de son temps. Cette ambition pathologique est de se mettre entre l’humain et le réel… Michel Foucault en a bien mieux parlé que moi : cette société de contrôle qui va tout de suite empêcher les individus de faire l’expérience directe du réel. C’est comme l’enseignement du code informatique, avant l’EPITA et Epitech, qui se faisait au tableau blanc… En 2005, à la faculté des sciences d’Orsay, l’une des plus réputées de France, on m’a appris le code informatique en Pascal ! C’est consternant…
Vous expliquez que les révolutions apparaissent toujours comme ridicules, puis dangereuses et enfin évidentes. Vivons-nous actuellement des révolutions balbutiantes ?
Aujourd’hui, nous vivons des révolutions beaucoup plus vite qu’avant. Par décennie, le taux de notions, d’idées, de pratiques, d’objets, de technologies et de lois qui passent par ridicules, dangereuses, évidentes, est beaucoup plus élevé qu’il y a mille ans. Nous sommes plus nombreux sur Terre, nous sommes plus éduqués, on consacre plus de temps et d’énergie à des choses intellectuelles qu’à des choses matérielles. Le résultat est que les idées évoluent plus vite. C’est une très bonne chose. Mais notre éducation n’est pas prête pour cela. Elle nous dit de garder ce qu’on a appris et ne nous apprend pas à désapprendre. Richard Francis Burton disait : « Il ne sait pas apprendre celui qui ne sait pas désapprendre. » Notre éducation ne nous apprend pas à désinstaller des logiciels dans notre tête. C’est pour ça qu’il faut être agile et ne pas trop prêter attention aux schémas intellectuels que les écoles et les universités nous ont inculqués. Il ne faut pas s’enfermer dedans, mais les envisager pour ce qu’ils sont : des piliers qui peuvent porter des structures, mais qui sont voués à la ruine pour le moment et qui ne sont pas déterminants. Il faut être capable d’explorer en dehors de ces structures-là qui garderont leur attrait archéologique plus tard. Il faut remettre l’homme au centre, avec l’agilité de son apprentissage comme priorité. Si tu peux apprendre mieux sans les cadres qu’on t’a inculqués, alors fais-le. C’est ce qu’a fait Elon Musk. Son MBA lui a permis de structurer sa pensée, mais il ne gère surtout pas ses entreprises comme le préconisent ces cursus.

Quel conseil donneriez-vous aux étudiants ?
De tomber amoureux d’un domaine pour savoir pourquoi ils apprennent. Tant qu’ils ne savent pas pourquoi ils apprennent, ils seront des zombies. Tant qu’ils n’ont pas en eux le feu sacré d’une raison d’être et d’apprendre, si c’est juste pour avoir une note, un diplôme ou pour être pris dans une SSII, ils ne seront pas heureux. Les professeurs peuvent essayer d’allumer le feu sacré chez les élèves, et tant mieux. Ceux qui font ça sont généralement des professeurs heureux, efficaces et épanouis, comme leurs élèves. Mais les professeurs ne peuvent pas, seuls, prendre cette responsabilité pour des étudiants adultes et majeurs. C’est à ces derniers de chercher pourquoi ils apprennent. Tant qu’ils n’ont pas ça, ils vont rassembler des morceaux de disciplines agrafés les uns aux autres qui tomberont en lambeaux. Trouvez une âme à votre parcours éducatif sans quoi de nombreux cours vont pourrir, car ils n’auront servi qu’à passer un diplôme. C’est une priorité absolue. Dans la société matérialiste dans laquelle nous vivons, l’âme – cette notion immatérielle, cette raison d’être – est complètement méprisée, car, encore une fois, on a du mal à l’évaluer, la quantifier et la représenter. Donc on ne lui donne pas la priorité. Pourtant, c’est bien à elle qu’on doit donner la priorité, de l’intérieur vers l’extérieur, et luidonner une raison d’être, ce que les Japonais appellent « ikigai ».
Il est scandaleux qu’un système éducatif dise à l’élève qui il est.
Quand et comment est apparue votre « raison d’être » ?
Plutôt sur le tard. C’était une question de gastronomie, de gastronomie des savoirs. Je voulais être critique gastronomique et donc j’ai testé des restos. Des entités qu’on considère comme prestigieuses et redoutables ont en réalité une capacité pitoyable à dresser une table de connaissances. J’ai voulu apprendre par pur plaisir et c’est pour cela que j’ai passé trois doctorats. Aussi bien dans des voies balisées par l’État français que dans un établissement privé où le doctorat était bien plus exigeant que ceux que j’ai passés parce qu’il était encadré par des mentors, des ministres et des diplomates qui donnaient des cours de diplomatie all’improvviso sans programme : ils revenaient sur des cas précis de leur carrière. J’ai beaucoup plus appris comme cela que dans les écoles doctorales classiques. Comme j’ai parcouru ce système éducatif en long, en large et en travers, je peux me permettre de le critiquer, aussi bien dans le monde anglo-saxon, latin, qu’asiatique. Ma raison d’être est la connaissance et encourager une gastronomie de la connaissance, faire en sorte que les gens puissent envisager l’immatériel comme le matériel. Un plat a une saveur, une apparence, des propriétés organoleptiques et énergétiques. Il peut s’accorder avec d’autres plats, on peut faire de la cuisine fusion. Tout cela nous apparaît concret et je voudrais qu’il en aille ainsi avec la connaissance : qu’on dresse des plats de connaissances, avec des chefs trois étoiles, que l’on concrétise la connaissance au maximum et qu’on crée des gastronomes.
Comment envisagez-vous l’avenir ? Êtes-vous optimiste ?
Je le suis complètement ! Churchill disait que le pessimiste voit un problème dans chaque opportunité et l’optimiste voit une opportunité dans chaque problème. Évidemment que je suis optimiste ! On voit en ce moment le muscle qui s’étire ; le système éducatif est dans l’impasse, car il crée de plus en plus d’insatisfaction. Maintenant qu’on peut comparer les systèmes, les parents ne sont plus dupes. Ils savent qu’il y a d’autres possibilités, que leurs enfants peuvent être mis ailleurs et qu’il est scandaleux qu’un système éducatif dise à l’élève qui il est. Avoir le monopole de l’identité d’un élève est un scandale absolu. Un système éducatif n’a certainement pas à dire à un élève ce qu’il vaut. C’est la responsabilité de l’élève, de l’homme libre. Se laisser étiqueter, ça marche pour une pièce de viande. Mais qu’un élève se laisse mettre dans un paquet de cellophane avec un label dessus, ça sera considéré comme l’une des grandes barbaries de notre époque. Toutes les barbaries de tous les âges étaient considérées comme normales à leur époque. Chez les Grecs ou dans la péninsule arabique au 8e siècle, les femmes ou certaines minorités étaient considérées comme n’ayant pas d’âme, c’était barbare, mais normal. Au Moyen Âge, quand on écartelait les hommes ou quand on pratiquait l’esclavage, c’était normal. Aujourd’hui, quand une bureaucratie qui prétend, de la façon la plus arrogante qui soit, donner une étiquette aux gens, on considère que c’est normal. J’ai appelé mon livre « Libérez votre cerveau » et c’était précisément pour cela : libérez-vous !
Né en 1986, Idriss Aberkane est à la fois consultant international, enseignant, conférencier, essayiste et créateur d’entreprises, notamment de jeux vidéo neuro-ergonomiques et de microcrédit agricole au Sénégal. Il est titulaire de trois doctorats : docteur bidisciplinaire en neurosciences cognitives et économie de la connaissance appliquée à la gestion ; docteur en études méditerranéennes et littérature comparée ; docteur en diplomatie et « noopolitique » (interaction du pouvoir et du savoir). Parmi ses nombreuses activités, il est conseiller scientifique de la mission SeaOrbiter (projet de vaisseau d’exploration des océans, un « laboratoire océanographique flottant »), ambassadeur du Campus numérique des systèmes complexes Unesco-Unitwin et éditorialiste au Point.